Vers la fin des années 1950, avant de devenir l’auteur acclamé du roman-culte Le gang de la clé à molette, Edward Abbey séjourne dans le parc national des Arches, en Utah, tout près de la ville de Moab. Deux étés durant, il y travaille comme ranger saisonnier, entretenant les modestes infrastructures touristiques et laissant errer ses pensées parmi ce vaste bout d’espace rude.
En 1968, il tire de cette expérience une suite de récits combinant réflexions, personnages et événements inspirés par ces quelques mois de solitude galvanisante. Élégiaques ou pamphlétaires, méditatifs ou incisifs, ces textes portent sur la vie, la mort, sur la jungle des hommes, l’humaine condition, la nature et, par-dessus tout, sur le désert et ses mystères que l’auteur s’emploie à percer en leur consacrant ses plus beaux passages.
Le sublime du désert réside selon lui en ce qu’il « gît en deçà et surgit au-delàde toute description humaine possible ». À lire le sage gardien formé à l’école de Norman Maclean, on croirait justement ce sublime compromis, tant son ample connaissance de la faune et de la flore, combinée à un art savamment agencé de la description, donne du relief à ce « pays des canyons » où le touriste lambda ne verrait au mieux que quelques ailerons de grès plantés dans un jardin de terre vaine. Mais gare à ceux qui verraient là une forme d’invitation à venir fouler le sol de ce vaste chaos géologique. L’une des lignes de pensée qui parcourt le recueil, et donne droit à plusieurs prises de position radicalement musclées, veut que les espaces sauvages se suffisent à eux-mêmes. Le désert, écrit d’ailleurs Abbey à la suite de Balzac, c’est Dieu sans les hommes ; et cela doit impérativement rester ainsi.
L’idée implique entre autres que le développement à tous crins de chaque rarissime parcelle de territoire inconnudoit impérativement se soustraire à la logique marchande du tourisme industriel. À l’heure des mises en scène « instagrammatiques » de l’ailleurs et du tourisme de masse, le propos d’Abbey semble plus que jamais pertinent. Désert solitaire est une magnifique exhortation à la lenteur que devrait prendre toute découverte de l’altérité spatiale : « Nous nous soucions du temps. Si nous pouvions apprendre à aimer l’espace aussi profondément que nous sommes aujourd’hui obsédés par le temps, nous découvririons peut-être un nouveau sens à l’expression vivre comme des hommes».