Drôle d’histoire que celle de la bibliothèque de ce grand lecteur et amoureux fou des livres. De la bibliothèque comme œuvre singulière.
Après nous avoir entretenu de brillante façon sur le rapport aux œuvres littéraires et au livre lui-même, notamment dans le mémorable Une histoire de la lecture (1998), Alberto Manguel nous raconte ici le lien particulier qui l’unit à sa collection personnelle de plus de 35 000 livres. Comme l’indique le sous-titre de son dernier essai, l’épanchement nostalgique de Manguel à propos de sa bibliothèque est aussi l’occasion pour lui de quelques développements digressifs, toujours inspirés par ses chers grimoires.
Manguel avoue adopter une attitude possessive à l’endroit de ses livres : il écrit dans leurs marges ; il ne les prête pas ; il vit avec eux une relation affective, fusionnelle. Ses livres lui apportent consolation et réconfort, en tant que tentatives à la fois vaines et admirables d’atteindre la connaissance. « Nos créations, nos Golems ou nos bibliothèques, sont au mieux des choses qui suggèrent l’approximation d’une copie de notre intuition trouble de la réalité, elle-même imitation imparfaite d’un archétype ineffable. »
Le grand lecteur, et néanmoins écrivain, a élu résidence dans plusieurs pays au cours de sa vie et a dû maintes fois déménager sa bibliothèque. En 2014, alors installé dans le sud de la France, où il croyait pouvoir finir ses jours en toute tranquillité, entouré de ses livres, il doit à nouveau partir (pour une raison qui demeure vague). Il lui faut donc remballer sa bibliothèque, maintenant d’une taille considérable, pour l’entreposer dans l’attente d’un autre domicile. L’opération le remue profondément, au point d’inspirer un livre. Cette fois, la renaissance de sa bibliothèque est incertaine : « Si déballer une bibliothèque est une action débridée de renaissance, en remballer une est une mise au tombeau bien ordonnée avant ce qui s’apparente au Jugement dernier ». Pourquoi s’installe-t-il alors à New York, lui qui n’hésite pas à dire son attachement au Canada, dont il a obtenu la citoyenneté ? L’essai n’en fait pas mention. Toujours est-il qu’en 2015 il accepte de diriger la bibliothèque nationale d’Argentine, ce dont il s’acquitte jusqu’en 2018. Pour quelle raison son mandat de direction se termine-t-il ? On ne l’apprend pas non plus. On comprend toutefois que Manguel réside à nouveau à New York et espère toujours trouver un refuge pour son imposante collection.
Entre le propos de Je remballe ma bibliothèque et la volonté de Manguel, rapportée dans les médias, de faire don de sa bibliothèque pour la rendre publique, il y a apparence de paradoxe. En effet, si ses livres sont une constituante de son intimité inviolable, pourquoi les rendrait-il accessibles à tous ? Peut-être en est-il venu à conclure que sa bibliothèque, assemblée tout au long de sa vie, est une œuvre arrivée à son terme et que son auteur doit désormais la laisser à elle-même.