L’humour ne se refuse à rien ou presque. L’histoire nous a appris que, traités avec doigté, plusieurs sujets parfois tabous peuvent tirer de francs sourires sans que leur gravité en soit altérée. Aussi la Grande Guerre, la Der des Ders, selon le souhait formulé par les nations du monde endeuillées de millions de morts, n’a-t-elle a priori rien d’amusant en soi. Pourtant, Bernard Andrès montre dans son plus récent opuscule, composé de deux essais parus auparavant dans Les Cahiers des Dix, que le « rire armé », cette « arme de distraction massive », selon la belle formule de Matthieu Frachon, a permis à de nombreux troufions de survivre à la terrible réalité du combat.
Quelque 35 000 Canadiens français ont pris part à la Première Guerre mondiale. Ce sont des Poilus, des poils-aux-pattes, comme on les appellera, moins en raison de leur pilosité abondante que de leur courage remarquable et de leur vaillance à toute épreuve. De ce nombre, Andrès a retenu un corpus principal de six auteurs. Des relations, des carnets et des journaux des tranchées, dont certains sont inédits, rédigés par un sergent-major, un légionnaire, des sergents infirmiers, montrent que la guerre ne se mène jamais sur un seul front, que son expérience est vécue bien différemment selon que l’on est simple pioupiou ou haut gradé. Pour chacun de ces mobilisés toutefois, l’humour, le rire, parfois l’autodérision, ont constitué une stratégie de dédramatisation vitale.
Le rire est salvateur, nous dit le professeur émérite de l’UQAM. Il maintient une distance face à l’horreur du conflit, permet d’entretenir le moral de troupes faisant face à des hostilités qui s’éternisent. Moquer les gloires usurpées, la rigidité de la hiérarchie militaire, la propagande patriotarde officielle : les motifs de la raillerie sont nombreux, mais ses visées sont prioritairement subversives. On brocarde ainsi l’ennemi, de même que les profiteurs de guerre restés en arrière, couvant sereinement leurs profits engrangés sur le dos des sacrifiés. Ouvrage savant et sérieux, L’humour des Poilus canadiens-français de la Grande Guerre exploite un matériau original, dans une perspective qui l’est tout autant. Le constat qui se dégage de l’ensemble est que l’humour est moins dirigé vers la guerre en elle-même, que vers la nature profonde de cette étrange créature, l’homme, capable des pires bassesses comme des plus hautes vertus.