Dans son plus récent ouvrage, l’anthropologue bien connu Serge Bouchard, spécialiste de la nordicité et des peuples amérindiens, a réuni les chroniques qu’il a rédigées pour la revue Québec Science entre 2009 et 2018. Comme il le précise, ces chroniques résultent « de cinquante ans de voyagements et d’étonnements face aux gens, aux choses et aux bêtes en des lieux divers ». Des Territoires du Nord-Ouest au Nouveau-Brunswick en passant par le Nord québécois, le lecteur est en effet convié à cheminer en dehors des sentiers battus, en quête d’une beauté et d’une poésie du monde trop souvent méconnues ou oubliées. Face à la « banalisation », voire à « la club-méditerranéisation du monde », Bouchard nous exhorte à voir autrement des lieux sous-estimés, négligés et mal exploités. Des lieux dont la beauté de la faune et de la flore est exceptionnelle, dont l’histoire parfois épique est ignorée, des lieux métissés dont la significative toponymie s’est perdue. L’exercice de dévoilement vise à redonner à ces lieux apparemment dénués d’intérêt une valeur que la mémoire collective devrait leur reconnaître. À cette fin, passé et présent se télescopent. Le passé, associé à tout un savoir, convoque un véritable devoir de mémoire. À Batoche, par exemple, Bouchard déplore qu’il ne reste « plus rien » de la fameuse bataille de 1885 au cours de laquelle se sont joués les idéaux d’une société métisse et amérindienne. En Abitibi, « rien n’indique nulle part, sur la route 117, que nous roulons dans les pas des géants », et notamment de « Gabriel Commandant, l’Algonquin fondateur ». Ce passé palimpseste témoigne de « l’émergence du rien » qui caractérise parfois l’usage de l’espace présent. La rivière Richelieu, particulièrement riche en histoire, qui « charrie la mémoire sans relâche », estime Bouchard, n’est plus aujourd’hui qu’« un simple plan d’eau » : « [R]ien ne se souvient de rien ». « Sans histoire et sans géographie, le cours d’eau n’est plus qu’un terrain de jeu, coulant ses taches d’huile à moteur au milieu d’une vallée sans relief. » Même « l’histoire de Montréal est pleine de rendez-vous manqués ». Bouchard en veut pour preuve deux quartiers dont les noms évoquent les grandes époques amérindiennes : Hochelaga et Ahuntsic, « deux mots de la famille iroquoienne. Mais il fallait ajouter Maisonneuve au premier et franciser le second, pour cacher toujours un peu plus cet Indien que nous ne saurions voir ». L’anthropologue pèlerin devient cicérone en désignant à l’attention des lecteurs certains faits historiques, géographiques, topographiques et légendaires. Au Labrador, « il n’y a rien, pas un panneau, pas une plaque, aucune référence qui aviserait le voyageur » des beautés et des richesses de la nature boréale. D’Anticosti, « nous ne savons plus rien de la forêt originelle de l’île, nous ignorons l’inventaire de sa faune ». Certaines chroniques sont l’occasion de dénoncer le progrès toxique d’une société qui transforme « nos forêts en fardoche », qui contamine nos lacs et rivières et dont les trains ne sont plus au service des gens mais du pétrole : « [L]e train est devenu une ombre noire qui serpente dans nos cours, c’est un serpent toxique ». L’extraction du radium et le rejet de l’uranium dans l’immense lac Sahtu en ont fait « un désert biologique », ce qui fait dire à Bouchard qu’« on en aura cassé, des œufs, pour faire la grande omelette du progrès ! » Ce discours écologiste et postcolonialiste pourrait paraître un peu convenu, mais Bouchard parvient à lui faire dire quelque chose de plus, notamment à l’aide d’une verve truculente et d’un sens aigu de l’observation. Il réussit ainsi à tirer profit de ce qui est propre à la longue tradition de l’écriture de voyage : interroger le connu à l’aide d’une forme d’inconnuet, partant, nous amener à réfléchir à notre façon d’habiter et d’apprécier le monde.
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