Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas, deux artistes apparemment aux antipodes et pourtant apparentés par de nombreux liens sous-jacents. Deux tendances dans lesquelles peuvent se reconnaître un auteur, et peut-être un peuple.
Dès la première phrase de ce texte, qui ne comporte aucun autre découpage que les césures marquées par trois astérisques, Étienne Beaulieu fait une promesse qui ne sera pas honorée : « Ce livre aurait dû parler de choses très ennuyeuses, mais il parlera finalement de femmes et d’amour fou. » En réalité, c’est seulement vers la fin du livre que sera évoquée brièvement une passion amoureuse dont l’auteur semble retenir un souvenir plutôt amer, puis à peine mentionné « un nouvel amour qui s’éveille ». Il est d’autre part assez paradoxal, sinon malhabile, de qualifier de « choses ennuyeuses » l’histoire de l’art en général quand les pages qui suivent en sont bel et bien partie prenante.
Toutefois, Beaulieu entraîne rapidement le lecteur dans une captivante exploration des oppositions et des similitudes entre Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas. Fasciné par ces deux immenses artistes, l’auteurfouille l’histoire personnelle et l’œuvre de l’un et l’autre pour en révéler à la fois les divergences et les convergences. Faisant du lecteur le témoin du cheminement de sa pensée, l’essayiste travaille à dégager l’essence de la posture de Leduc et de Borduas face à l’art, et face au monde dans lequel ils vivent, mais toujours en cherchant à apprécier dans quelle mesure ces postures sont présentes en lui-même et témoignent également d’une trajectoire sociohistorique récente. Les deux peintres originaires de Saint-Hilaire, aujourd’hui des légendes, des repères majeurs de la culture québécoise, deviennent ainsi « des prétextes à méditation sur nos destinées ».
Au fil de son exposé, Beaulieu examine le constat premier, le discours convenu, selon lequel Ozias Leduc représente une époque révolue et Borduas l’avènement d’un monde nouveau, un monde plus transparent et plus spontané. Assez tôt, toutefois, on perçoit l’ambivalence poindre dans l’essai, une prudente hésitation à favoriser l’un ou l’autre pôle de la réflexion. « Tout sépare ces deux hommes […]. Le premier est volontiers ermite, fils de menuisier, pomiculteur, sorte de paysan passé du côté de l’art sans perdre sa culture immémoriale. Tandis que l’autre sera de toutes les bourrasques varlopé entre New York et Paris. » Entre la pomme et l’étoile, Beaulieu avoue être touché par le quasi-culte dont jouit Borduas, le révolté, dont la contribution au Refus global a contribué à faire sauter les verrous qui empêchaient la société québécoise d’entrer de plain-pied dans la modernité. Mais, progressivement, se dessinent dans son propos une indulgence, sinon une admiration pour Leduc. « Calme ontologique de Leduc, désorientation panique de Borduas. »
L’essai tend à montrer que la libération, tant souhaitée par les artistes et la plus grande partie de la population à l’époque de Borduas, semble bien avoir été récupérée dans un contexte où l’économie néolibérale tire profit d’un bassin de travailleurs mobiles et précaires. La « déterritorialisation » et l’errance dont Borduas avait (peut-être) fait le choix paraissent aujourd’hui largement imposées, même à ceux dont la vie entière se déroule à l’intérieur d’un périmètre géographique bien circonscrit. Beaulieu témoigne ainsi d’une nostalgie partagée avec ses semblables pour certaines vertus de l’enracinement, avec lesquelles il serait légitime de vouloir renouer.
Si l’on veut bien oublier un faux départ et quelques incongruités, surtout dans le dernier droit du parcours, cet essai d’Étienne Beaulieu vaut le détour. On peut y voir une mise en perspective originale et stimulante des sempiternelles questions sur le devenir de nos sociétés, avec pour conclusion implicite une invitation à redécouvrir les vertus du territoire et, plus largement, de nos territoires communs.