Au Québec, on connaît Herménégilde Chiasson comme poète, comme personnalité publique, comme artiste (même si son œuvre y est trop peu diffusée) et pour certains comme essayiste, cinéaste et dramaturge. Nous porterons notre regard uniquement sur ce dernier aspect, la production dramatique.
Adolescent, Herménégilde Chiasson (né à Saint-Simon en 1946) écrivait des sketches, regardait Les Beaux Dimanches, était subjugué par Ibsen ou Tchekhov et admirait son grand frère comédien lors de soirées d’amateurs. Nulle surprise que l’une de ses premières œuvres publiques ait été un radiothéâtre, Tony Belle, que produisit Radio-Canada à Montréal dans une réalisation de Robert Blondin en 1968, alors que Chiasson travaillait comme scripteur à CBAF, le poste de Radio-Canada à Moncton.
Puis les études l’ont mené vers les arts visuels (de longues études au Nouveau-Brunswick, aux États-Unis et en France) et de là à la poésie, ce qui ne l’empêche pas d’être graphiste et scénographe pour Les Feux Chalins, une compagnie de théâtre semi-professionnelle de Moncton au début des années 1970. Mais c’est à la demande du tout nouveau Département d’art dramatique de l’Université de Moncton qu’il abordera l’écriture théâtrale. Le directeur Jean-Claude Marcus voulait sensibiliser les étudiants à la création en souhaitant qu’ils en viennent à fonder leur propre compagnie (ce sera l’Escaouette). Chiasson écrit donc Becquer bobo (jeunesse, 1975) puis Au plus fort la poche (grand public, 1977) en fonction du groupe. Entre les deux, il répond à une commande du Théâtre populaire d’Acadie (fondé en 1974) avec un drame, L’amer à boire (1976). Si elles sont maladroites, ces trois pièces permettent à Chiasson de s’interroger sur le théâtre et de proposer pour la première fois sa vision de l’Acadie.
C’est avec Histoire en histoire (1980), une commande de l’Escaouette qui veut créer une trilogie sur l’histoire acadienne, qu’il devient, un peu malgré lui, l’auteur « maison » de la compagnie. Gérald Leblanc en écrira la deuxième (Les sentiers de l’espoir, 1983) et Chiasson complétera le cycle avec Renaissances (1984). Les trois pièces ont une fonction militante en rappelant différentes luttes qui se veulent un écho de la situation actuelle : l’Acadie doit toujours se battre pour sa survie.
Chiasson se sert du théâtre pour commenter la société acadienne et prendre position dans les luttes, qu’elles soient sociales ou politiques. C’est un théâtre de la nomination, un théâtre qui interpelle, voire provoque ses concitoyens. L’œuvre de Chiasson chemine au même rythme que l’Escaouette. L’auteur livre à cette compagnie de tournée, orientée au départ vers le théâtre jeunesse, des textes selon les besoins, sans pour autant négliger de traiter de questions qui lui apparaissent importantes, comme c’est le cas dans ses pièces pour la jeunesse : Atarelle et les Pakmaniens (1983) pointe l’incidence néfaste des jeux vidéo sur les enfants ; Pierre, Hélène et Michael (1990) pose l’alternative de rester ou de quitter l’Acadie ; Cap Enragé (1992) traite du suicide.
Au début des années 1980, l’Escaouette souhaite établir un théâtre d’été à Shédiac, et Chiasson écrit une comédie, Cogne-Fou (1981), dont il tirera une seconde pièce, Y’a pas que les maringouins dans les campings (1986), toujours autour du personnage de Cogne-Fou, qui rêve de devenir le superhéros acadien. Ces deux pièces sont plus des esquisses que des pièces fignolées, mais le type d’humour caustique et satirique trouve son aboutissement dans Laurie ou la vie de galerie (1998), une délirante comédie qui raconte la résistance de celui qui refuse de travailler face à une société axée sur la productivité, et dans Des nouvelles de Copenhague (2009), une comédie noire, grinçante et pessimiste qui pose crûment la problématique de la dépendance économique des régions rurales.
Si les comédies critiquent certains aspects de la société acadienne, c’est dans les drames que l’auteur s’interroge sur le devenir de l’Acadie. On pourrait regrouper ces pièces dans deux cycles : l’un tragique, l’autre porteur d’espoir.
Pour une fois (1999) et Le Christ est apparu au Gun Club (2003) sont des pièces noires. Charles, le personnage central de Pour une fois, est hospitalisé pour une sévère dépression. Dans sa chambre, il revit les événements qui l’ont mené là. Chacun des quatorze tableaux, évocation du chemin de croix, lie un événement du passé avec le présent de Charles, que ce soit son présent « réel » ou son présent de folie. Charles s’enferme dans le passé idyllique de l’Acadie et finit par voir venant du ciel la Vierge Marie – la patronne de l’Acadie – en compagnie d’Évangéline et de La Sagouine. L’humour est noir, la pièce grinçante.
Le Christ est apparu au Gun Club reprend la structure des quatorze tableaux. Conrad a appris par cœur l’Évangile et, lors d’une soûlerie qui le conduira à la mort, il ânonne le texte sans comprendre sa signification et l’engagement qu’il contient. Tragiquement burlesque, Conrad est un pantin qui se désarticule devant nous, suscitant tantôt le rire, tantôt la pitié. Une histoire sclérosée et une religion dogmatique ne peuvent que conduire l’Acadie à la mort. La solution doit être ailleurs et c’est cet ailleurs que Chiasson explorera dans trois drames qui sont les pièces maîtresses de son œuvre, avec les deux précédentes et Laurie ou la vie de galerie.
Renaître au futur
L’intrigue de L’exil d’Alexa (1994) pose le problème de la langue. Alexa et Marcel reçoivent pour souper Clara et Alcide. La discussion se limite aux constats habituels ; Clara et Alcide évoquent la détérioration de la langue, tandis que pour Marcel, les dés sont jetés : la langue française, caractéristique fondamentale des Acadiens, disparaîtra. Alexa fuit la conversation en se réfugiant dans la salle de bain et se retrouve face à son double, Alex, dont la langue est soutenue et qui corrige sans cesse Alexa, qui parle chiac. La fin, un soliloque d’Alexa qui se termine par un poème, laisse entrevoir un mince espoir qui passe par la nécessité de « mourir au passé », d’accepter ce qu’on est, et de « renaître au futur ». Mais le problème de la langue n’est pas pour autant résolu.
La vie est un rêve (1995) met quant à elle en scène quatre personnages qui ont environ la quarantaine. Tous sont à la recherche de l’équilibre en eux et par rapport à l’autre ou aux autres. Ils se confrontent à l’image qu’ils ont de leur identité, chacun cheminant à travers le heurt qu’ils vivent entre la modernité qu’ils souhaitent et la tradition lourde et stérile qu’ils subissent. La structure même de la pièce, avec ses quatorze stations, les longs monologues des personnages et l’utilisation d’une voix hors champ récitant avant chacune des stations un texte poétique, lui donne une portée lyrique et métaphysique. Mais alors que dans L’exil d’Alexa, la langue était au centre de la réflexion, dans La vie est un rêve, c’est de la réalité physique ou rêvée du monde qu’il s’agit.
Enfin, l’intrigue d’Aliénor (1997) tourne autour d’Étienne et de sa fille Aliénor, qui habitent dans la forêt depuis le Grand Nettoyage de leur village, sans qu’on précise davantage l’époque. Ils y vivent en autarcie une vie calme et à l’abri des vicissitudes du monde jusqu’au jour où Étienne est accusé d’inceste. La cause pose de nombreux problèmes à l’avocat en raison de l’attitude d’Étienne, porteur de la mémoire de son peuple. La métaphore devient alors évidente : Étienne incarne à la fois le « dernier » Acadien, mais aussi le « dernier » de tous les peuples opprimés et écrasés par leurs conquérants. Étienne représente la tradition que la société actuelle veut détruire dans sa fuite effrénée vers l’avenir et, en même temps, il symbolise la voie d’un réel avenir, respectueux de ce qui a été, et déterminé à ne pas exploiter autrui. Cette vision amérindienne du monde permet à Chiasson d’explorer ses préoccupations philosophiques. Finalement, on apprendra qu’Aliénor a été violée par quatre chasseurs. Mais, pour Étienne et Aliénor, le temps du retrait est terminé : ils devront maintenant se confronter au monde.
Et là est sans doute la raison d’être non seulement du théâtre de Chiasson, mais de toute son œuvre : affirmer son acadianité au monde, tout en ouvrant celle-ci aux influences de ce monde.
Herménégilde Chiasson est né le 7 avril 1946 à Saint-Simon. Il fait ses études supérieures en arts à New York et à Paris où il obtient son doctorat (1983). Il travaille à la pige dans différents domaines (journalisme, graphisme, enseignement universitaire), mais ce sont ses nombreuses créations en arts visuels, en littérature, en cinéma et en théâtre qui, dès la fin des années 1970, constituent l’essentiel de son travail. Sa nomination comme lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick (de 2003 à 2009) exprime tout le respect qu’il suscite et toute l’importance qu’on accorde à son œuvre au Nouveau-Brunswick. À ce jour, il a écrit 25 pièces pour l’Escaouette sur un total de 58 productions.
EXTRAITS
Ella [la journaliste] — Bon, eh bien, merci beaucoup…
Laurie — C’est déjà toute ?
Ella — Ce fut bref, mais intense, mais comme je vous disais c’était uniquement pour entendre votre accent.
Laurie — Mais j’ai ben d’autres choses à dire à part de t’ça.
Ella — On fait une heure pour la fête nationale des Acadiens. Une fois par année on vous doit bien ça et puis notre mandat nous y oblige alors nous essayons de joindre l’utile à l’agréable ! On s’arrange pour que ce soit très ouvert, très libre quoi. Ce qui se dit n’a pas vraiment d’importance. L’important, comme je disais, c’est l’accent. Qu’on sache que ça vient d’ici. L’accent, le jour où vous le perdrez, vous allez tout perdre, croyez-moi. C’est très, très important…
Laurie — Quand c’est qu’on va voir ça ?
Ella — Le 15 août, après la fermeture des émissions.
Laurie — On va mettre le réveille-matin pour être sûr de pas l’manquer.
Laurie ou la vie de galerie
Mourir au passé. Renaître au futur. Parler dans le présent. Juste parler parce que parler, c’est comme vivre et vivre, ça comprend tous les langages et c’est pour ça que j’dois continuer à parler. Bien ou mal parce que vivre ou parler, c’est une affaire personnelle. Ce serait une erreur grave de laisser les autres vivre à ma place. Parler à ma place. La vie est un germe. La liberté est un germe. Tant mieux si c’est des maladies.
L’exil d’Alexa
Laurence [psychiatre chargée d’évaluer Étienne] — Vous savez pourquoi le village s’est vidé ?
Étienne — Un matin, quelqu’un nous a dit de nous en aller. Ils voulaient construire quelque chose. Au commencement, on les a pas crus. On avait défriché ces terres-là. On croyait que c’était à nous autres. Mais eux, ils avaient la force de leur bord. La nuit, ils ont commencé à rôder en camion. Ils tiraient du fusil sur les maisons. Ensuite, ils ont mis le feu aux maisons. Une à une. La nuit. Tout ça, ça se passait la nuit. On a bien essayé de se défendre, mais qu’est-ce que tu veux faire avec des fusils de chasse
Aliénor
Aliénor — Je serai avec toi. Tu seras avec moi. Je regarderai devant. Tu regarderas derrière. Et à nous deux, nous pourrons mesurer l’étendue de la terre, l’étendue de notre richesse. Personne ne viendra plus nous voler, ni mentir sur notre compte. Personne ne nous vendra comme esclaves. Nous irons dans la forêt de notre plein gré et nous en sortirons couverts de lumière. Et mes enfants marcheront dans cette lumière. Joueront dans cette lumière. Et leur vie sera à eux. Pour longtemps. Pour toujours. À eux. Nous ne partagerons plus que la vie, notre seul bien, notre unique vengeance. J’oublierai la forêt, oui, la pluie et le froid et la neige, oui, mais ne va pas croire que j’oublierai le battement de ton cœur, les mots dans ton souffle, ni la chaleur de tes bras.
Aliénor