Dans les années 1970 au Québec comme en France, pour étudier – et enseigner – la littérature, il fallait faire allégeance au structuralisme, à la sémiologie, à la linguistique et à la psychanalyse. Barthes était en première ligne de la nouvelle critique, sa figure de proue.
La volumineuse et exhaustive biographie de Tiphaine Samoyault1 le rappelle à longueur de page, en démontre les raisons, expose la nouveauté de son approche, voire sa nécessité.
On lisait dans ses savoureuses et incisives Mythologies par lesquelles il nous fut d’abord accessible des échantillons de ses décodages sociaux. Quelle prodigieuse intelligence toujours en éveil, quelle lucidité ! Mais à revenir en ces terrains jadis fréquentés on se dit parfois : comme tout cela est cérébral. « Assez décodé ! » lançait un de ses détracteurs. Barthes est bien là, utile et indispensable, mais il n’est pas là tout entier. C’est certainement un des grands intérêts de cette minutieuse biographie de le montrer, par l’éclairage apporté sur les différentes facettes de sa personnalité, de son histoire, sur la genèse et la production des œuvres.
Né en 1915, il fut l’enfant assoiffé d’affection d’un père à peine connu qui mourut à bord du navire qu’il commandait en 1940 et d’une mère qui fut le grand amour de sa vie, l’irremplaçable dont la disparition le brisa. Un long séjour au sanatorium, seul remède alors contre la tuberculose, le confronta directement à la mort mais lui permit d’abondantes lectures et lui donna l’occasion de réfléchir sur les formes possibles du « vivre ensemble » qui ne cessa de le préoccuper. Ses premiers textes datent de cette époque et dès lors ses publications se multiplièrent. Barthes était un grand travailleur, méthodique jusqu’à la manie qui se manifestait dans la constitution de fichiers et l’organisation rigoureuse de son temps, et son œuvre (cinq gros volumes) est née de sa passion intellectuelle et d’une activité incessante : essais, conférences et colloques qui le conduisirent dans le monde entier, articles de revue, entretiens, etc. Aussi et surtout l’enseignement qu’il donna pendant des années au Collège de France devant des auditoires fascinés ou dans des séminaires groupant ses jeunes disciples. Il souffrit cependant de n’être pas reçu dans le saint des saints, l’université, n’en possédant pas les titres, et dont il bouscula dès ses premiers livres les routines explicatives. La polémique autour du « vrai Racine » qui l’opposa dans les années 1960 à l’un de ses représentants est restée longtemps dans les mémoires universitaires. Le degré zéro de l’écriture, Critique et vérité et Michelet par lui-même constituaient un apport essentiel à une nouvelle approche de l’œuvre littéraire. Dans l’entourage immédiat de Barthes se retrouvaient Sollers, Kristeva, Greimas, Jean-Pierre Richard, Todorov, Cayrol. Deux chapitres parmi les plus remarquables de la biographie étudient les rapports entre, pour l’un, la pensée de Sartre et celle de Barthes, pour l’autre, entre celui-ci et Foucault, les deux hommes étant réunis aussi par une amitié durable. La vie intellectuelle française d’alors, dominée après Gide par Sartre, Lévi-Strauss, Foucault, Derrida, Deleuze, Lacan, par son exceptionnelle fécondité, rayonnait alors bien au-delà de l’Hexagone.
La curiosité de Barthes, grand amateur de musique (il jouait, dit-on, fort bien du piano et possédait une belle voix), s’étendait à la littérature comme au théâtre, au cinéma, au dessin (qu’il pratiquait) et, plus tardivement, à la photographie. Ses pages autobiographiques notamment (Roland Barthes par Roland Barthes) le montrent d’une extrême sensibilité aux atmosphères, aux composantes et à l’originalité d’une culture. À preuve son Empire des signes que lui inspirèrent ses voyages au Japon, sans doute un de ses plus beaux livres, qui révèle non seulement le brillant analyste mais l’écrivain qu’il voulait devenir.
Ce maître à penser célébré, voire adulé, dont chacun des livres était attendu et commenté, était aussi la cible de critiques parfois acerbes. Elles se manifestèrent par exemple à son retour de Chine en 1974. Il ne semble pas avoir voulu dire la réalité sombre du régime de Mao alors porté aux nues par tant d’intellectuels. Barthes, s’il se situait « à gauche », ne s’impliquait pas dans des engagements politiques sectaires ni des débats spectaculaires dont a souvent raffolé l’intelligentsia française.
Cet homme décrit comme possédant un grand charme, un véritable charisme, qui s’était acquis un prestige mondial, n’était cependant pas un homme heureux. Longtemps en quête de reconnaissance et malgré les preuves extérieures qui l’attestaient, il lutta toute sa vie contre le sentiment d’une imposture intime. Vivre était pour lui écrire et pourtant il ne put mener à terme son grand projet de roman d’une nouvelle conception. Il a connu des crises psychologiques, des états dépressifs, l’ennui profond, « l’extrême solitude ». Sans doute existait-il chez lui un décalage, voire une certaine dissociation entre une activité intellectuelle d’une rare force et une affectivité et une sexualité exigeantes qu’il satisfaisait incomplètement et obsessionnellement dans la drague des garçons. Mais l’amour qu’il cherchait (et qui le rendit totalement dépendant de sa mère) devenait vite tourment quand il s’engageait dans une relation plus profonde. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses maîtres livres, Fragments d’un discours amoureux (1977), s’attache à partir du Werther de Goethe, de ses lectures et de ses expériences, à analyser et, en un sens, à réhabiliter l’amour-passion romantique, c’est-à-dire l’amour malheureux.
Œuvre et vie arrêtées brutalement : Barthes est renversé à Paris par un véhicule, il mourra un mois plus tard le 26 mars 1980. Il est enterré dans un village des Pyrénées où, enfant, il passait ses vacances. Il aimait y revenir pour recevoir ses amis et pour écrire.
1. Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, Paris, 2015, 719 p. ; 42,95 $.
EXTRAITS
Tout le sens de l’entreprise intellectuelle de Barthes, toute la dramaturgie de son parcours, tiennent à cette manière d’être à l’écoute des langages de l’époque, de leur différence, des exclusions qu’ils instituent. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à aimer ce qu’on aime du passé : soit en réactivant sa force de modernité, sa vie encore vivante, soit en se condamnant à une certaine solitude. Toujours la même oscillation entre affirmation et retrait, agressivité et douceur.
p. 13
L’existence de Barthes cumule toutes les lacunes imaginables qui, toujours, invitent au comblement. Le manque initial : la mort du père ; la parenthèse ; le sanatorium ; le caché : l’homosexualité ; le discontinu : l’écriture fragmentaire ; le manque final : l’accident bête. Ces trous, ces carences, appellent le récit, le remplissage, l’explication.
p. 38
À l’engagement actif de Sartre s’oppose l’oscillation aussi régulière chez Barthes que le battement d’une horloge entre engagement et dégagement. De l’extérieur, ils offrent ainsi le double visage de l’intellectuel français, l’un toujours en prise directe avec le monde, l’autre dans le mouvement de la reprise et de la déprise qui donne liberté et dynamisme à la pensée.
p. 294