On attendait beaucoup de la reconstitution des débats parlementaires, mais on en redoutait les difficultés. Si on rêvait de pouvoir lire un jour la totalité des échanges parlementaires, y compris de ceux qui avaient précédé le Journal des débats, le chantier faisait peur.
Pendant un temps, peut-être les pionniers de cette mission presque impossible furent-ils les seuls à y croire ; à tel moment, même la présidence de l’Assemblée législative vacilla. Histoire parlementaire du Québec 1928-19621, document infiniment méritoire qu’offrent aujourd’hui Christian Blais et son équipe, doit beaucoup – et ils le disent – aux entêtés fervents que furent des pionniers comme Jocelyn Saint-Pierre.
Un flot dans un canevas
Une fois les débats reconstitués, il fallait les rendre non seulement accessibles, mais intelligibles ; c’était à la fois une nécessité et un défi face aux 31 728 pages ! On effectua une synthèse d’où découla une brochette d’introductions historiques couvrant une à une les dix législatures allant de 1928 à 1962. Ce sont ces synthèses que l’on retrouve dans l’ambitieux projet mené à bon port par Christian Blais et ses collègues. Pour les rendre elles-mêmes plus abordables, on les soumit à un canevas unique : toutes comprennent donc un survol du contexte (« Le Québec, le Canada et le monde »), un rappel des résultats électoraux les plus récents, les axes du discours du trône, un aperçu du contexte économique et du discours du budget, un regard sur les faits marquants de la session et, pour clore le bilan sessionnel sur une note plus légère, « Les bons mots de la session ». Ce canevas a assez bien résisté aux courants centrifuges, même si certains chapitres versent le même vin dans des outres neuves. Le chapitre 35, qui porte sur l’amorce parlementaire de la Révolution tranquille, va au plus court et à l’évident : « Le Québec en ébullition ». Le chapitre suivant laissera tomber lui aussi le Canada et le monde et s’intitule « Une révolution tranquille ». Exceptions acceptables. On aurait d’ailleurs pardonné quelques entorses à la règle exigeant le rappel des « Bons mots de la session », tant certaines cuvées n’ont que de la piquette à présenter…
Sources et endossements

Sans surprise, les responsables de la reconstitution des débats avaient eu recours aux journaux de l’époque comme à leur source privilégiée ; les synthèses construites sur cette base en firent autant. On ne saurait le leur reprocher. D’une part, ainsi que l’ont démontré divers travaux pleinement rassurants, les journalistes de la tribune parlementaire ont toujours placé les exigences de l’honnêteté et du professionnalisme plus haut que l’orientation partisane de leurs employeurs. D’autre part, plusieurs des journaux avaient alors l’habitude de présenter en première page leur verbatim des débats. Ces deux facteurs expliquent et justifient l’importance palpable accordée aux journaux dans le travail de reconstitution et de synthèse des débats.
Les auteurs éprouvent quand même le besoin de prendre leurs distances par rapport à l’historien Robert Rumilly. Leur gêne s’exprime d’ailleurs maladroitement. Tout en reconnaissant que Rumilly « s’est attardé plus que d’autres à ces débats » et que, pour ce motif, « il a dû consulter les comptes rendus des débats publiés dans certains grands quotidiens », ils éprouvent un malaise devant son admiration pour Duplessis. Si, malgré tout, ils le citent à profusion, c’est pour des motifs assez peu convaincants : « Critiqué par ses pairs parce qu’il était un partisan unioniste notoire, Rumilly avait cependant un avantage que les historiens d’aujourd’hui n’ont plus : celui de pouvoir correspondre » avec les politiciens de l’époque ! On pourrait, à l’encontre de cette justification, rappeler que Jacob Nicol, député et ministre libéral, fut propriétaire de plusieurs des journaux de l’époque sans qu’on conteste la fiabilité de ses journalistes. Rumilly, plus préoccupé de répandre ses convictions politiques et sociales de droite que de dorloter l’Union nationale, fut tout simplement, qu’on l’aime ou pas, un incontournable et minutieux lecteur des journaux de son temps.
Par ailleurs, les auteurs de ce monumental dialogue avec le passé ont sagement veillé à établir un parallèle entre le regard parlementaire et ce que l’histoire de la société rapporte de la même période. Ils vérifient ainsi si concordance il y a entre ce que perçoivent les élus et ce qui se passe à l’extérieur de l’enceinte parlementaire. Sur ce terrain, certains documents servent de caution privilégiée : par exemple, l’Histoire du Québec contemporain (Boréal) de Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard. D’autres auteurs (Vincent Lemieux, Pierre Pagé…), tout aussi fiables, garantissent eux aussi la concordance entre la perception des parlementaires et le Québec réel.
Le flou autour de Paul Sauvé
Personnage fascinant de la vie parlementaire, Paul Sauvé, dauphin de Duplessis et éphémère premier ministre du Québec, a retenu l’attention de plusieurs membres de ce collectif. Pour plusieurs raisons. D’une part, parce que la rumeur attribue à Sauvé le mot-symbole qui marque le redressement de la gouvernance québécoise après la mort de Duplessis : un « Désormais » porteur de nouveauté. D’autre part, parce que son implication dans le scandale du gaz naturel semble à géométrie variable. Peut-être aussi parce que son rôle dans la négociation fédérale-québécoise au sujet des subventions aux universités demeure mal défini.

Rigoureux et sainement sceptique, Alexandre Turgeon, auteur du chapitre 34 (« Entre la ‘grande noirceur’ et la Révolution tranquille »), formule la question suivante : « Au juste, quand Sauvé a-t-il lancé ce fameux ‘Désormais…’ pour la première fois ? » La réponse surprendra. Après dépouillement d’une dizaine de quotidiens, Turgeon conclut : « Jamais avons-nous pu trouver la moindre citation où Sauvé aurait prononcé le vocable. Au contraire, le premier ministre cultive les déclarations où il rappelle son attachement à son prédécesseur ». Et vlan !
Le scandale du gaz naturel suscite d’autres doutes. Au chapitre 33 (« L’automne du duplessisme »), Jules Racine St-Jacques rappelle les allégations du Devoir au sujet du délit d’initiés commis par plusieurs ministres unionistes lors de la vente du réseau gazier d’Hydro-Québec au secteur privé. « Pendant deux semaines, écrit-il, Le Devoir allonge la liste des accusés. Les ministres, actuels et passés, Antonio Barrette, John Bourque, Onésime Gagnon, Daniel Johnson, Jacques Miquelon, Antonio Talbot, sont pointés du doigt. » Aucune mention de Paul Sauvé. Pourtant, quand paraît le rapport de la commission Salvas le 1er août 1962, non seulement Sauvé fait partie des coupables, mais il aurait été le plus important acquéreur des titres litigieux (150 actions à 140 $ pièce)… Le contraste entre les deux versions (absence et présence de Sauvé) demeure inexpliqué.
Un flou comparable enveloppe la question des subventions fédérales aux universités : débroussaillé par Sauvé, le litige se règle sous Barrette, mais les versions de Denise Bombardier et de la secrétaire personnelle de Duplessis et de Sauvé diffèrent. Sauvé ferait-il partie des politiciens téflon ?
Nettoyage et élégance
Sans rien renier des éloges que mérite l’équipe de Christian Blais, il faut pourtant regretter quelques faiblesses de ce livre. La correction des textes souffre de plusieurs distractions et l’écriture ne semble pas un souci constamment présent.
Peut-on « féliciter le travail » ? Quand le bill 9 « est étudié de janvier », que conclure de la durée du débat ? Si « le premier ministre est en train de perdre son ascendance sur ses troupes », qu’adviendra-t-il de son ascendant ? L’expression « gentlemen agreement » devient plus loin « gentleman’s agreement ». On passe du singulier au pluriel quand « l’appui d’Ernest Lacroix, député libéral de Beauce, et de Philippe Hamel […] sont des atouts de taille ». De façon régulière, on écrit « deux-dixièmes de 1 % » au lieu de « deux-dixièmes pour cent »). Pallier, verbe transitif, perd cette caractéristique quand le premier ministre veut « pallier au déséquilibre fiscal ». Etc.

Les noms propres sont particulièrement malmenés. À trois lignes de distance, Antonio Barette devient Antonio Barrette. Deux fois dans la même page, le plan Marshall devient le plan marshall. Et Éric Gourdeau devient Éric Goudreau. Etc.
Tendance lourde ?
Cette poussière de détails importe assez peu à côté des multiples révélations de ce colossal chantier. Les auteurs ont démontré que la discipline de parti était nettement moins astreignante il y a un demi-siècle, que des esprits indépendants comme Chaloult ou Laurendeau y pouvaient survivre, que la présidence de l’Assemblée a pris du coffre au fil des ans, que les trucages dans le morcellement des projets de loi ont changé de forme sans cesser de sévir, etc. Cela importe plus, répétons-le, que les coquilles et autres distractions. Toutefois, peut-être faut-il relire quand même le texte rédigé par Pierre Savard il y a quelque temps : « Le développement tant quantitatif que qualitatif de l’historiographie québécoise depuis un quart de siècle est impressionnant ». Mais, ajoute-t-il, « la lutte pour émanciper l’histoire de la littérature a conduit trop souvent au mépris de l’écriture, au détriment de la communication elle-même. […] La maîtrise de la langue alliée à celle du métier que l’on retrouve chez un Frégault ou un Sylvain semble se perdre » (Recherches sociographiques, vol. 15, 1974, p. 77 ; 94-96, cité dans Paroles d’historiens, sous la dir. d’Éric Bédard et Julien Goyette, PUM, 2006, p. 315).
1. Sous la dir. de Christian Blais, Histoire parlementaire du Québec 1928-1962, La crise, la guerre, le duplessisme, l’État providence, Septentrion, Québec, 2016, 689 p. ; 69,95 $.
* Maurice Duplessis, accueilli par Maurice Bellemare, à l’aéroport de Cap-de-la-Madeleine en 1946. ©Coll. Yves Beauregard / Assemblée nationale du Québec (qla_C8-S1-D6).
** Joseph-Mignault-Paul Sauvé, premier ministre du Québec en 1959. ©Coll. Yves Beauregard / Assemblée nationale du Québec (qla_Ca-S1-D15).
*** Photographie aérienne de l’hôtel du Parlement, entre 1925 et 1931. ©Coll. Yves Beauregard / Assemblée nationale du Québec (qla_C8-S1-D26b).
EXTRAITS
Les libéraux axent leur campagne sur le thème : « Houde, c’est l’anarchie, Taschereau, c’est l’ordre. » Et, par principe, à cause de la crise, le premier ministre ne fait aucune promesse extravagante aux électeurs.
P. 91, chap. 5 : 1931-1932.
Ce débat sur l’éducation constitue le reflet des préoccupations de la société québécoise de l’époque. Le Montréal-Matin rappelle, dans son bilan de fin de session du 22 février 1958, que le gouvernement a consacré 22 % des revenus de la province à cet item dans le récent budget.
P. 560, chap. 32 : 1957-1958.
Certains députés de l’opposition dénoncent ouvertement l’esprit de parti qui prime de plus en plus dans le système parlementaire britannique. Dans la campagne du Bloc populaire canadien, Chaloult, au marché Saint-Jacques, avait promis : « Nous allons vous libérer. Dans moins de dix ans, Québec sera débarrassé de l’esprit de parti ; Québec sera redevenu indépendant, politiquement et économiquement ».
P. 320, chap. 17 : 1943.
Au dire d’Auréa Cloutier, secrétaire personnelle de Duplessis et de Sauvé, le dossier des subventions fédérales aux universités éprouve durement le premier ministre [Sauvé]. Elle raconte l’avoir vu huit jours avant sa mort : « Il sortait du Conseil des ministres et il m’a dit en me serrant les mains : ‘Je suis assez fatigué ! Le problème des universités me bouleverse, je n’en dors pas’ ».
Note 194 : Le témoignage d’Auréa Cloutier entre d’ailleurs en contradiction avec les propos de Denise Bombardier.
P. 609, chap. 34 : 1959-1960.