L’univers des mines attire les écrivains : de Dickens à Bernard Clavel en passant par Zola, ils sont nombreux les auteurs qui logent dans des profondeurs inhumaines leurs intrigues lourdes de revendications sociales.
Ce n’était qu’une question de temps avant que la prolifique Marie-Bernadette Dupuy s’intéresse aux gueules noires. Elle le fait à sa manière, cependant, puisque, du moins dans le premier tome de son nouveau roman, elle greffe une intrigue policière sur un déferlement de jalousies vécu tout près des houillères vendéennes de 1920.
Oser les dérogations
Auteure d’une fécondité romanesque remarquable, Marie-Bernadette Dupuy bouscule souvent les orthodoxies littéraires ; elle s’en sait capable. Elle prend plaisir à créer des personnages peu prévisibles, à l’écart des logiques et des psychologies courantes. Grâce à cet afflux de fantaisie et d’effervescence, les pions acquièrent le droit de quitter leur rôle de pions et les nantis leurs mœurs monarchiques. Le premier tome1 de La galerie des jalousies laisse entrevoir ce que peut engendrer cette liberté conquise par une auteure en maîtrise de son métier et insufflée à ses personnages.
Pareille latitude comporte des risques. En voyant la fringante Isaure Millet sautiller d’un coup de tête à l’autre, le réflexe sera chez plusieurs de protester. De fait, tant de désinvolture étonne chez une jeune femme sans la moindre sécurité financière. Peu plausible, dira-t-on. Comment accepter les tournants de l’intrigue si tel personnage change de peau, de loyauté ou d’affection dès qu’une mue le tente ? On pardonne l’illogisme, mais en certaines limites, par exemple quand frappent les crises, les deuils ou les ruptures affectives. Au quotidien, chaque personnage devrait, estime-t-on, s’en tenir à son visage familier.
Marie-Bernadette Dupuy s’autorise, néanmoins, plusieurs dérogations à ces rassurantes ornières. Elle accorde ainsi à Isaure Millet, personnage pivot de La galerie des jalousies, un large accès à une jaillissante fantaisie ; elle étendra un privilège analogue à tel autre personnage, par exemple au policier Justin Devers, incapable de demeurer à distance d’un témoin clé, alors que l’éthique devrait lui imposer ce recul. Choix conscient, décision dont elle devra gérer les corollaires.
Liberté ou désordre ?
Faisons le point. Dès son entrée en scène, Isaure risque d’indisposer l’auditoire par ses virages impromptus. À peine apprend-elle qu’un drame a frappé la mine où travaille son bien-aimé Thomas, qu’elle fait faux bond à son petit emploi et se précipite au village. Ni permission, ni réflexion, ni sursis. La question s’impose : Isaure peut-elle se permettre pareille précipitation ? Quand il s’avère que l’amour que porte Isaure à Thomas est dans l’impasse, puisque celui-ci s’apprête à épouser une autre femme, la surprise grandit : cervelle d’oiseau, Isaure sera-t-elle, par son irresponsabilité, la seule source de ses malheurs ? D’autant plus probable qu’Isaure multiplie les volte-face exorbitantes, les sauts dans le vide, les répliques inopportunes… Viendra même le temps où elle affichera soudain des impatiences explosives au sujet de sa virginité, de son amour, de son métier, du lieu de son enracinement… Le feu follet s’épuisera-t-il ?
Parvenu à ce stade, le vieux lecteur cartésien (moi par exemple) doit douter de sa perception. Il doit se demander si Marie-Bernadette Dupuy n’évalue pas mieux que lui les publics du présent. Si Isaure pratique l’inconstance comme constante, ne devrait-on pas reconnaître à sa créatrice le droit de la vouloir moderne et vivante ? Tout simplement. Peut-être Isaure apprécie-t-elle comme ses contemporaines (et mieux que le critique engoncé dans ses conformismes) le vent du large, la mobilité, l’écoute des voix secrètes, la préséance de l’inspiration sur les balises. Et peut-être Isaure interprète-t-elle correctement les conseils de Verlaine : « De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l’Impair / Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. / […] De la musique encore et toujours ! / Que ton vers soit la chose envolée / Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée / Vers d’autres cieux et à d’autres amours ».
Plus ouvert, le critique admet alors ceci : Verlaine embrasserait comme une très chère cousine cette Isaure « en allée vers d’autres cieux ». Sa versatilité, loin de constituer une faiblesse, résulterait de son osmose avec le présent.
La rigueur quand même
N’expédions pourtant pas le pendule à l’autre pôle : la souplesse n’est pas synonyme d’anarchie. Non, si Marie-Bernadette Dupuy ne dérobe pas au Zola de Germinal le mérite d’avoir consacré plus de pages aux notes de travail sur les gueules noires qu’au roman lui-même, elle ne se dispense pas pour autant de la recherche qu’exigent la plausibilité et le réalisme. Elle tient son juste milieu, se familiarisant d’abord avec les gueules noires, puis en s’autorisant les dérobades de rigueur dans le roman policier.
L’assassinat qui survient dès le début du roman exige le recours au vocabulaire spécialisé du monde minier. « Justement, déclare l’enquêteur Justin Devers, si je vous importune, c’est qu’il y a un problème, en fait, une chose anormale. Votre porion, Alfred Boucard, n’a pas trouvé la mort en raison du coup de grisou. Il a été assassiné. » Porion, qu’est-ce à dire ? Laconique, Le Nouveau Littré cerne le mot : « Contremaître de mine de houille dans le nord de la France ». On soupçonne dès lors que, respectueuse de la Vendée qu’elle invite à s’exprimer, l’auteure s’est mise à son écoute. Porion sera suivi d’une cohorte de vocables régionaux dûment intégrés. Savoureux.
Marie-Bernadette Dupuy, en insérant une intrigue policière dans son roman, se plie cette fois aux usages. D’instinct peut-être, par fréquentation sûrement, elle sait que l’amateur de polars aime croiser en cours de lecture de nombreux suspects : il se targuera, en cas d’anticipation victorieuse, d’avoir identifié le meurtrier sans loucher sur la copie du maître. Cela, l’auteure le sait.
Quand s’exprimeront les préjugés au sujet des mineurs, Marie-Bernadette Dupuy aura donc le réflexe du professionnel : elle laissera flotter l’incertitude et s’épanouir les soupçons. Si elle tient à ce que justice soit rendue aux gueules noires, elle tient tout autant au flou que requiert toute bonne enquête policière. Ce flou doit demeurer ! Quand le policier Sardin ose relier le meurtre d’Alfred Boucard et les mœurs des mineurs, elle nuance ses soupçons sans les dissiper. Elle laisse Antoine Sardin vider son fiel : « Les mineurs sont rarement instruits, ce sont des êtres primaires, parfois capables de bestialité. Alors, qu’un vieil homme convoite une jeunesse, ce ne serait pas surprenant ». À peine Sardin s’est-il tu qu’elle place une réponse équivoque dans la bouche de son patron Justin Devers : « Dites-moi, Sardin, à vous écouter, on les enfermerait dans une ménagerie, ces braves mineurs ? Enfin, je peux comprendre. En arrivant ici, ignorant tout de ce milieu, j’ai pensé un peu la même chose que vous ». Flou artistique ! Ainsi se comportent les professionnels du roman policier.
En somme, le premier tome de La galerie des jalousies, comme dirait Montaigne, sait raison garder. Le décor minier est respecté, mais il n’imite pas la fournaise du Germinal de Zola ni le terrible Quai de Wigan de George Orwell. De même le séduisant Justin Devers mène une enquête patiente et habile sans porter ombrage au Maigret de Simenon. L’apport du polar équilibre et étoffe un récit qui, sans lui, aurait manqué d’oxygène.
Un intérêt amoindri
Le second tome2, tout aussi plantureux que le premier, mais privé des contributions du polar, présente un intérêt amoindri. Bien que la référence aux jalousies y soit encore plus justifiée que dans le précédent, ce second volet est répétitif, vite prévisible, caricatural jusque dans la psychologie des personnages. Manquent l’action, la surprise, la cohésion. Seules les rares scènes reliées au travail des mineurs et aux dangers de leur métier rompent avec la grisaille.
La versatilité qu’incarnait Isaure semble avoir contaminé les autres personnages du roman, et cela, sans nécessité ni mesure. À peine une promesse est-elle formulée qu’elle est trahie. Sitôt le remords offert en guise de réparation, la rechute survient. De la part d’Isaure, on s’attendait, après le premier tome, à un tel comportement ; le retrouver systématiquement chez Thomas, chez Jolenta, l’épouse de celui-ci, chez chacune des aristocrates qui embauchent Isaure et même chez Justin, policier au discours variable, c’est hisser la versatilité au statut de règle universelle et encarcaner le récit dans une oscillation qui compromet l’adhésion du lecteur. « Vous n’irez pas loin dans la vie si vous changez d’avis comme de chemise, ma petite. Malgré mon état de santé et mes crises de nerfs, j’ai remarqué à quel point vous vous contredisez fréquemment. » Le problème, c’est que la Viviane qui tient ce propos imite elle-même la girouette. La conséquence est tangible : quand les armistices sont rescindés à peine signés, que les pardons basculent sous la pression des rancunes toujours renaissantes, que les résolutions s’estompent sans réforme, même les plus émouvantes péripéties d’un roman par ailleurs écrit élégamment risquent de décourager l’émotion. Même le dernier souffle de Justin Devers, policier brusquement pourvu d’une fortune, laissera des doutes dans l’esprit des lectrices : jusqu’à la fin, il aura multiplié les cachotteries. Apparemment sincère au moment de son mariage in extremis, il laisse néanmoins un sillage de doutes.
La fin de ce tome ajoute à ces flottements : l’auteure ne dit pas combien de temps durera l’absence dont profitent deux amants clandestins. Le premier volet méritait une autre suite.
1. Marie-Bernadette Dupuy, La galerie des jalousies, T. I, JCL, Chicoutimi, 2016, 608 p. ; 29,95 $.
2. Marie-Bernadette Dupuy, La galerie des jalousies, T. II, JCL, Chicoutimi, 2016, 624 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Jérôme l’écoutait, affligé. Il était de plus en plus convaincu que, tout ce dont Isaure avait besoin, c’était d’un asile sûr. « Elle était prête à m’épouser pour se réfugier près de moi et de mes parents, se disait-il. Je ne suis même plus sûr qu’elle aime vraiment mon frère… »
TI, p. 379.
Tout avait commencé quand Alfred Boucard s’était confié à Tape-Dur pendant une partie de pêche. Le porion avait réussi à être très discret sur sa liaison avec Viviane Aubignac, mais, en apprenant qu’elle était enceinte de lui, il avait eu besoin de se confier à celui qu’il pensait son meilleur ami.
TII, p. 582.
« Jolenta m’a fait une terrible scène de jalousie, ce soir, quand je suis rentré à la maison, débita-t-il [Thomas] doucement. Rosalie, une nouvelle voisine, se prétend son amie et l’encourage dans ses délires. Pourquoi serait-elle jalouse ? Je suis son mari et nous aurons un enfant au début de l’été. »
T. II, p. 210.
« Tu as tout gâché, déclara-t-elle. Je n’ai plus envie de rester une semaine ici. Je voudrais rentrer immédiatement à Faymoreau. J’ai eu l’air d’une imbécile devant ta mère. J’étais franchement ridicule, à bégayer et à rougir. »
TII, p. 75.