Cher Émile, cher Gilles, chers membres de l’Académie des lettres du Québec, chers Daniel Canty et Pierre Nepveu, chers amis ; nous sommes réunis ici ce soir par une passion que nous partageons tous : celle des mots. Cette passion, ce n’est d’abord qu’un plaisir, celui de regarder les mots prendre vie et forme, s’agencer au gré des humeurs, du hasard, des gens que l’on croise sur sa route, d’un certain style aussi, sans doute ; puis de les voir jouer entre eux, parfois se jouer de nous ; plaisir enfin de les mener ailleurs, de les partager, de les enseigner, de les traduire en autre chose. Jusqu’à ce que le plaisir devienne passion.
Dès que j’ai eu le désir de prendre la plume pour faire autre chose que de raconter – mais je reviendrai sur cette grave question, celle de raconter ou non –, j’ai su que ce serait ardu, long, mais aussi inévitable et exaltant.
L’aventure commence jeune, comme pour plusieurs. Un journal personnel, beaucoup de lettres – des aérogrammes ! –, de petits bouts de papier ici et là, qui peu à peu allaient proposer un fil, une trame. Mais le vrai début, ce sera avec la belle équipe des Éditions de L’instant même. Avec Gilles Pellerin et Marie Taillon au gouvernail, et les Bertrand Bergeron, Hugues Corriveau, Diane-Monique Daviau, Monique Proulx pour nous pousser vers le large. Encore aujourd’hui, quelques décennies plus tard, je me reconnais dans ces élans. « Nous aurions un petit genre », lance Gilles Pellerin, sourire en coin, dans un livre consacré à la nouvelle. Nous l’avons toujours, je l’espère, ce petit genre. Dans le bon sens du terme, bien sûr. Un genre ludique, en tout cas, fragmenté, fugace. Nous avions un rapport, disons, élastique avec le réel. La nouvelle s’y prêtait bien, certes, mais le roman ne perdait rien pour attendre. L’authenticité nous importait peu, nous préférions l’étrangeté, l’ailleurs, le plus ou moins vraisemblable, et nous étions portés par le rythme, la tension, et surtout : les chutes, que nous aimions plutôt ouvertes ! Le jeu, toujours, régnait en maître. Nous racontions vaguement des histoires, nous attardant davantage au mouvement des choses qu’aux choses elles-mêmes, au regard que l’on porte sur elles plutôt qu’à leurs attributs véritables, puis au regard que l’on peut porter sur ce regard ; et fuyant généralement toute introspection trop sérieuse, car, pour citer Yves Beauchemin, nous étions « peu enclin[s] à l’analyse psychologique, préférant laisser le lecteur se faire une idée des personnages à leur seul comportement ». Ou, pour reprendre une de ces phrases dont André Ricard a toujours le secret, lancée lors d’une lointaine Rencontre québécoise internationale des écrivains, « le paysage est dans l’œil de celui qui aime ». Des élans qui nous rapprochaient des grands Latino-Américains, dont nous nous réclamions plus ou moins ouvertement. Et si la nouvelle nous attirait, je rappellerais Cortázar, justement, pour qui il y a des nouvelles de cinq cents pages et des romans de cinq pages. L’important étant, encore une fois, le regard, mais aussi le souffle, la portée, l’intention. Il faudra cependant un autre Latino-Américain pour me rappeler l’importance, tout de même, du récit. Il s’agit d’Adolfo Bioy Casares, un jour où je lui rendais visite dans sa vieille maison un peu sinistre de Buenos Aires. Je me trouvais avec Marie José Thériault, qui préparait un livre d’auteurs et d’artistes d’Argentine et du Québec. Et il y avait là aussi l’épouse de Bioy, l’évanescente Silvina Ocampo, et quelques écrivains de cet éternel creuset littéraire que constitue la métropole du Rio de la Plata. Nous avions parlé de ses livres, bien sûr, et surtout d’une de ses nouvelles, que j’allais traduire pour le livre de Marie José ; et après m’avoir avisé que je venais de m’asseoir dans le fauteuil de Borges – ce qui ne fut pas sans ébranler le néophyte –, et après que je lui eus dit plutôt cavalièrement que les histoires m’intéressaient peu, Bioy me dira ainsi : « Jeune homme, pour moi, rien ne vaut une bonne histoire ! »
Ce qui m’avait impressionné presque autant que de m’être assis dans le fauteuil de Borges ! Et qui, depuis, m’a amené peu à peu à apprécier quand même les bonnes histoires. N’empêche qu’en cette matière, je reste plus près de mon cher Juan Carlos Onetti, qui, lui, n’a toujours raconté à peu près rien, tout en nous gardant sans cesse sur le qui-vive. Le qui-vive stylistique, c’est quand même un exploit !
Ces Latins du Sud, ils m’auront aussi appris l’essentiel : le rêve n’est pas une fuite du réel, c’est une autre façon de l’appréhender. Ce n’est pas le vide, c’est une autre substance aussi riche que le réel, qui gambade à côté, comme une ligne parallèle tracée tout contre nos existences. Le rêve, disait le même Cortázar, mais aussi Juan Carlos Onetti, que j’allais bientôt traduire et qui allait tout bousculer sur son passage, enfin sur le mien, le rêve, c’est la vie.
Traduire Onetti aura été un moment décisif dans mon travail d’écrivain. C’était risqué tout de même, car le traduire était parfois bien plus exaltant qu’écrire. Jusqu’à ce que j’en vienne, je crois, à fusionner les deux opérations en une seule, à revenir simplement au plaisir des mots. Qui est le même au fond, que l’on traduise ou que l’on écrive. La traduction ayant même ce grand avantage de nous dispenser d’inventer une histoire ! Mais rappelons Bioy Casares : les bonnes histoires ont tout de même leur charme.
La traduction comporte aussi l’immense avantage de l’humilité – le traducteur n’est-il pas d’abord un ouvrier des mots, au service de l’œuvre d’un autre ? La traduction a ainsi cette merveilleuse caractéristique que ce n’est pas soi que l’on met devant, mais bien l’autre, un autre que l’on chérira, si on en a la chance, et qu’on s’emploiera, dans l’ombre, à pousser vers la lumière. Ce qui n’est certes pas toujours aisé, mais moins éprouvant que de se mettre soi-même devant.

En juin dernier, je participais à un symposium organisé par Isabelle Miron à l’UQAM, intitulé joliment « Le récit nomade ». On m’y avait invité sous prétexte que j’écrirais de la littérature de voyage. Je sais que Gilles Pellerin me présente parfois comme un écrivain du voyage… Et il est vrai que j’ai participé au fil des ans à d’autres rencontres sur la littérature dite de voyage, notamment avec Louis Gauthier – tout un honneur pour moi, d’ailleurs, ayant toujours grandement apprécié sa finesse, son humour un peu timide, sa façon de voir le voyage par le petit bout de la lorgnette. Comme cet autre maître, Nicolas Bouvier : faire de l’art avec presque rien. Loin d’ici, peut-être, mais surtout loin de tout exotisme. Et au fond, qu’on soit loin ou près, ça n’a guère d’importance. C’est plutôt notre rapport au réel qui compte. Et il se trouve que ce qui m’entoure lorsque je suis loin me stimule davantage que l’immédiat géographique et temporel. Ceci dit, l’esprit nomade, pour reprendre l’expression proposée lors du symposium, peut frapper n’importe où, y compris en pleine rue Sainte-Catherine, qui pour un gars de Québec peut être étonnamment dépaysante !
À ce symposium de l’UQAM, on m’a demandé de parler de mon livre Poste restante, puisqu’il y est question d’un long voyage entrepris dans les années 70 autour du monde. Ce qui m’a amené à réfléchir d’une façon nouvelle à cet écrire-là que je cultive depuis des lustres, sans trop réfléchir aux motifs, aux intentions, aux désirs sous-jacents, à tout cela qui nous habite quand on écrit, et surtout quand on écrit sur l’ailleurs.
Belle préparation, en somme, à ce que je tente d’exposer ici.
En fait, plutôt que de littérature de voyage – ce qui risque toujours de nous faire aboutir à côté de la collection Lonely Planet dans les librairies –, nous pourrions parler de littérature de l’ailleurs, sans que cet ailleurs ne doive être défini de trop près. Ou d’écriture-voyage. Écrire porté par le hasard, quelques regards, un laisser-aller, une fusion avec le moment présent. Tout en se rappelant Paul Bowles lorsqu’il affirmait que « le touriste veut partir dès qu’il arrive, alors que le voyageur pourrait bien ne jamais revenir ».
Revenons à Nicolas Bouvier : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » La phrase est bien connue, mais demeure pour moi le meilleur condensé du récit de voyage : l’art de se défaire. Je pense aussi à Jorge Semprun, qui rend l’exil plus vif et réel que bien des ancrages ; à José Saramago, lorsqu’il fait dériver le Portugal, le laissant, et nous avec, seul devant absolu, ou quand il s’amuse à transformer le cours de l’Histoire pour le simple plaisir de jouer avec les histoires ; à Antonio Tabucchi et à son presque immobile Nocturne indien ; à Romain Gary, qui, racontant Djibouti, ne raconte rien en fait, mais réussit à nous passionner pour ce rien. Ou à l’écrivain polonais Wlodzimierz Odojewski, dont le court roman Une saison à Venise propose une espèce de non-histoire où la Venise du titre n’apparaîtra jamais dans le récit.
Pas de doute, j’aime les histoires sans histoire où on parle de chimères qui ne se concrétisent jamais, d’absences qui meublent davantage que bien des présences. Choses inaccessibles qui sont belles pour cela justement. Mon recueil Saisir l’absence témoigne de cet engouement pour ce qui n’est pas là. L’absence comme moteur, comme un insaisissable que l’on essaie tout de même de saisir, pour plonger dans cette impossible mais exaltante quête d’absolu, et parce que, comme disait Cyrano, « c’est bien plus beau quand c’est inutile ». Dans la même veine, mon récit Poste restante se construit entre un personnage qui vite s’estompe et n’existe plus que par son absence, puis un autre qui appelle à l’autre bout et tardera des mois – et bien des pages – à apparaître. C’est à travers cette tension entre une absence et une attente que se noue, comme souvent dans ce que je tente d’écrire ou de traduire, ce « récit de voyage » et, au-delà de la trame, des histoires racontées, le cœur de ce que je souhaite communiquer.
C’est aussi ce plaisir de l’ailleurs, ce désir de le rapprocher de nous, qui me poussera à traduire non seulement des maîtres qui, comme Onetti, m’auront montré la voie en écriture, mais aussi les auteurs de la relève. Avec en général la complicité de l’Instant même, là encore, j’ai eu le plaisir de préparer des anthologies d’écrivains du Chili, du Mexique, de l’Argentine, de l’Irlande, et du Québec aussi, bien sûr, question de saine réciprocité. Pour s’approcher de l’autre, mais aussi pour découvrir comme il nous est proche. Les parallèles que nous avons pu faire entre l’Amérique latine et le Québec, comme si l’un reprenait là où l’autre laissait son histoire, il faut le dire, nous laissaient parfois sans voix. Latins du Nord que nous sommes, après tout, comme se plaisent à nous le rappeler nos amis mexicains.
Traduire, donc, c’est l’exaltation d’écrire, sans le souci d’inventer une histoire. Et avant Onetti, il y eut d’abord Miguel de Unamuno, dont le premier roman, Paz en la guerra (Paix dans la guerre), n’avait étonnamment jamais été traduit en français, quand on m’a demandé de m’y consacrer, vers le milieu des années 80. Expérience fascinante, qui m’a fait comprendre combien tout le Unamuno ultérieur se retrouvait dans ce roman de jeunesse, en apparence contenu et quelque peu conventionnel. Expérience qui m’a fait comprendre également à quel point les auteurs latino-américains, contrairement à ce qu’on pense souvent, avaient été influencés par ce magnifique écrivain quelque peu oublié aujourd’hui hors d’Espagne.
Si Onetti m’a initié à l’Amérique latine, on voit qu’il a également beaucoup à voir avec mon attachement pour l’Espagne, par Unamuno interposé, notamment. Et s’il m’a ouvert ainsi aux deux faces du monde hispanique, on a vu que c’est également lui qui m’a lancé dans le monde de la traduction littéraire et de l’écriture. Sans compter que ce même Onetti est aussi responsable de ma carrière universitaire : c’est en effet lui, enfin son écriture, qui me poussera à faire un doctorat et à devenir professeur de traduction.
Mais ce n’est pas tout. C’est aussi Onetti qui me fera adopter une position peut-être pas très orthodoxe en matière de traduction littéraire, mais que j’ai adoptée sans réserve depuis que j’ai traduit trois de ses romans : la distance face à l’auteur. Le respect le plus strict de l’œuvre, certes, mais surtout le désir de reproduire son effet sur le lecteur, plus que la supposée intention de l’auteur. Une appropriation, nuancée, mais active aussi, de l’autre. Et surtout : l’inutilité de consulter l’auteur. Et cette façon de travailler est issue entre autres d’une anecdote qui a eu une importance capitale dans ma vie de traducteur…
C’était à la fin des années 80, j’avais décidé d’aller vivre en Espagne pour m’approcher d’Onetti, qui vivait en exil à Madrid depuis l’époque où les militaires avaient pris le pouvoir en Argentine et dans son Uruguay natal. Je n’avais pas encore saisi à l’époque que ce n’est pas là où l’auteur vit qui compte quand on traduit, mais là où il vibre dans ses livres. Je comprendrai ainsi plus tard seulement que c’est à Buenos Aires et à Montevideo qu’il me fallait aller ; ce qui viendra en son temps. Quoi qu’il en soit, je me décide un bon jour d’aller consulter Onetti, pour lui demander notamment si le dénommé Billar qui apparaissait au début de son roman Para esta noche (Nuit de chien) était le même personnage que le Bidar de la fin. Onetti, amusé certainement de cet enthousiasme fébrile, me répond qu’il y a longtemps qu’Onetti a cessé de l’intéresser, qu’il y a des choses bien plus exaltantes à lire, Faulkner par exemple, que je n’ai qu’à faire à ma tête. Perplexe, je décide, non sans consulter son fils Jorge, que ce Billar/Bidar n’est qu’un seul et même personnage. J’appelle Christian Bourgois, mon éditeur (c’était bien avant l’époque des courriels), pour lui demander de corriger, avant que le livre n’aille sous presse, ce que nous convenons être une erreur typographique. Quelques semaines plus tard, une fois le roman publié, Bourgois me convoque chez lui à Paris pour me montrer une lettre de l’auteur, écrite en espagnol. Je la lui traduis sur place, pâlissant au fur et à mesure de ma lecture. Il s’agit d’une lettre de trois pages où Onetti, avec force détails, explique qu’un de ses personnages aurait été cavalièrement assassiné par ce jeune traducteur canadien au drôle de nom… Auquel cas, disait-il souhaiter, le fantôme du personnage devrait poursuivre ce triste traducteur inlassablement jusqu’à la fin de ses jours, lui apparaissant brusquement derrière une porte de garde-robe, ou dans la baignoire un soir de pleine lune, voire contre la fenêtre un matin d’hiver…
Dure vie que celle de traducteur ! Et grand maître du jeu que cet Onetti. Mais si cette histoire reste un brin traumatisante, mon admiration pour Onetti n’allait guère en souffrir. Au contraire, en fait ! Ces entourloupettes si propres à Onetti et à ses semblables, où tout finit toujours par quelque altération du réel, m’auront beaucoup appris ! Et c’est là sans doute le legs principal de ces années de fréquentations hispaniques : un monde un peu trouble qui m’habite à jamais, dans mes lectures, dans ma façon de traduire, d’écrire, d’enseigner, dans le regard que je porte sur une place espagnole quand j’y déambule à l’heure du paseo, dans la manière d’entrer dans un bar de Montevideo, Buenos Aires, Mexico ou Grenade. Et qui fait aussi que si j’assume sans réserve mes sources d’inspiration, si je puise abondamment dans mes écrivains fétiches quand j’enseigne, si j’estime indispensable de tout savoir des auteurs que je traduis, je ne les consulte cependant plus jamais.
Mais si mes premiers livres jouaient invariablement autour de la frontière ténue entre fiction et réalité, entre réel et imaginaire, il n’y avait là en somme rien de très original, car le but même de la littérature, depuis Cervantès en tout cas, n’est-il pas justement de confondre les mondes ? Le rêve est la vie, disions-nous. C’est peut-être en écrivant mon roman Le masque étrusque que je l’ai senti particulièrement. J’ai entrepris ce roman dans le but de parler de la beauté des choses, de l’attachement qu’elles font naître chez ceux qui les regardent, ou les possèdent ; puis, plus concrètement, je souhaitais m’affranchir d’un objet précieux, un masque étrusque que m’avait légué mon père, qu’on m’avait dérobé, aussi lourd à porter que désormais inaccessible. Or, une fois immortalisé par l’écrit, l’objet, dépersonnalisé sans doute, s’est en effet allégé ; mais à la fois, paradoxalement, il est devenu plus palpable, plus réel. La fiction m’a rapproché du réel, pour ainsi dire. Et comme l’objet en question orne la page couverture du livre, il s’en trouve d’autant matérialisé et omniprésent. Au point même que si un jour le voleur véritable de ce masque venait à croiser l’image devenue publique de l’objet perdu, convoité, recréé par la fiction, ce serait le juste retour des choses : le heurt véritable et unique entre réel et fiction. Très borgésien, nul doute !
Dans une nouvelle, un récit, un roman – je n’écris pas de poésie, mais j’en ai traduit, alors je pourrais ajouter la poésie –, ce qui m’importe toujours c’est l’atmosphère, l’élan, le souffle, le jeu, le rythme, l’alternance entre la lenteur et le mouvement, le présent et le passé ou l’avenir, l’infiniment petit et l’incommensurable, l’absence et le trop-plein, ou l’attirance, qui est une forme plus tangible de l’absence. Et en traduction, c’est du même ordre : on cherche l’essence de l’autre plus que ses mots, on devine sa visée, on s’en approche, mais sans trop le toucher – Borges disait des Argentins qu’ils se baladent dans la rue comme s’ils avaient un bâton à la main avec lequel il tâterait les autres à une distance toujours respectable (ils auraient fait de bons traducteurs !). Nous jouons ainsi du même bâton, de la même perche. Le traducteur cherche à appartenir à l’autre ou à le faire sien, mais sans le phagocyter – Dieu merci, nous ne sommes plus à l’époque des belles infidèles ! Il reproduit un souffle, une intention, un jeu, une forme, plus qu’une histoire. Le traducteur de Kundera qui transforme son style délibérément sobre en délire baroque est bien plus condamnable que celui qui traficotera quelque élément d’une histoire de peur qu’elle ne résonne guère chez l’autre visé.
L’écriture et la traduction, nul doute, ont toujours été pour moi de la même eau. L’une appelant l’autre et lui répondant. Selon les travers du moment, les pannes sèches de l’écriture, toujours sauvées par l’égale créativité de la traduction.
Je disais plus haut que ce qui me porte par-dessus tout, c’est le simple plaisir des mots : les écrire, les enseigner, les traduire. J’aimerais conclure ici en évoquant un dernier jalon dans cette aventure des mots qui aura été la mienne, et qui touche à ce qu’on pourrait appeler : l’engagement. Il y a quelque trois ans maintenant, Émile Martel, alors président de P.E.N. Québec, me demandait de travailler à un texte qui résumerait tous les enjeux de la traduction et de la traductologie. En une page ! Ma première réaction fut une sorte de vertige. En raison de l’ampleur de la tâche, peut-être ; mais aussi par crainte de trouver la page bien courte. Des mois plus tard, après de nombreuses discussions avec Émile, d’abord, puis avec différents membres de la centaine de centres PEN dans le monde, après des rencontres à Barcelone, Johannesburg et ailleurs, naissait la Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs, qui allait être adoptée au congrès mondial du PEN, à Québec, le 15 octobre 2015. La Déclaration devait commencer par une phrase-choc : « La traduction est un art violent. » Le consensus étant chose délicate, et malgré notre attachement à Émile et moi pour cette envolée certes peu pacifique, mais ô combien réelle, l’incipit du texte définitif se lira finalement ainsi : « La traduction est un art de passion. » Le compromis n’est pas si mal, tout de même. Car il résume au fond l’essentiel. Écrire, traduire, enseigner, c’est d’abord une question de passion. Le reste coule de source.