Certaines bandes dessinées, contrairement à ce que d’aucuns pourraient être tentés de croire, méritent, voire nécessitent une seconde lecture afin qu’on en saisisse bien toute l’essence – elle est loin l’époque où, à la manière de Blake et Mortimer, la fonction du dessin consistait simplement à appuyer les textes et les dialogues. Et pour chaque album il y a une raison différente de faire une relecture.
Quelque chose de géant
On appréciera toute la richesse visuelle des planches de Giant1 (Dargaud), le premier d’une série de deux albums de Mikaël. Le Québécois d’adoption s’est fait connaître en signant le dessin de la minisérie Promise, qui a remporté le Grand Prix de la ville de Québec en 2015 et en 2016. Dans son nouvel opus, où il signe à la fois le dessin et le scénario, il nous fait plonger dans le New York de la Grande Dépression.
Il s’appelle Jack Jordan, mais ses collègues l’ont surnommé Giant à cause de sa stature hors norme. Irlandais d’origine, il travaille comme riveteur sur le chantier du Rockefeller Center. À la suite du décès accidentel de son collègue et compatriote, il est chargé d’en informer sa veuve, qui vit en Irlande. Un soir, après le travail, on lui tend une petite boîte en carton contenant les maigres possessions du défunt, dont la correspondance avec sa femme. Il décide alors de lui répondre en se faisant passer pour son mari, et à chaque lettre il joint de l’argent afin d’aider cette mère de trois enfants. Mais le passé de Giant semble le rattraper au moment même où la veuve décide d’embarquer sur un paquebot en direction de New York.
Au fil des pages, on savoure le dessin vif de Mikaël, rehaussé par l’utilisation d’une palette de couleurs rappelant les photographies de l’époque, ce qui a pour effet de nous faire pénétrer dans l’univers du New York de l’entre-deux-guerres. Le dessin, composé de détails savoureux, s’imbrique dans le scénario pour le soutenir tout en finesse. Ici et là, Mikaël glisse des indices visuels dont certains seront expliqués avant la fin de ce premier tome, et laissent présager une suite fascinante.
Quelque chose de mortel
Une seconde lecture permet aussi de mieux savourer l’humour noir qui sous-tend la trame narrative de l’album VII2 (Pow Pow) de Thom, relecture d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’une bande dessinée sans dialogues, ce qui laisse toute la place à l’aspect visuel.
Le titre fait référence au numéro du tome d’une série que tente d’écrire un auteur à succès. Malheureusement, l’inspiration lui fait cruellement défaut. Las et déprimé, il décide d’abandonner l’écriture avant d’y laisser sa peau. Tout aurait pu s’arrêter là si ce n’était que la Grande Faucheuse figure au nombre de ses fidèles lecteurs, et qu’elle décide d’aller l’encourager à poursuivre son œuvre.
Thom, de son vrai nom Thomas Blais-Leblanc, est un diplômé en bande dessinée de l’Université du Québec en Outaouais et il signe avec VII sa première publication. Son coup de crayon est faste et il exploite à merveille les possibilités du dessin noir et blanc intégral. Au fait, est-ce qu’il y aura un tome II à VII ?
Quelque chose de poétique
La richesse des dialogues et un style particulier d’écriture caractérisent le dernier livre de Pascal Rabaté. L’auteur a en effet opté pour la poésie dans Alexandrin ou L’art de faire des vers à pied3 (Futuropolis).
Alexandrin de Vanneville est un poète des campagnes et des villes. Il fait du porte-à-porte au gré de ses pérégrinations afin de proposer ses vers en échange de quelques pièces. Un soir, sa route croise celle de Kevin, un enfant fugueur affamé mais déterminé à vivre pleinement son voyage improvisé. Et c’est ainsi que, le temps d’un été, le poète prend sous son aile ce petit aventurier en herbe et lui enseigne sa science et son art. Et les voici partis battre la campagne et la ville à pied, au petit bonheur la chance. Le coup de crayon d’Alain Kokor est léger, voire furtif, et les couleurs aux tons pastel donnent au dessin un côté doucement rétro, ce qui confère à cette œuvre une ambiance toute particulière.
Le texte est signé Pascal Rabaté, lui qui s’est fait connaître par son adaptation du roman d’Alexis Tolstoï, Ibicus, en 1998. Et on se surprend à relire les dialogues pour trouver les rimes ou à chercher les alexandrins en comptant les syllabes. Une douce poésie où les mots riment avec les images.
Quelque chose de complexe
Finalement, une seconde lecture sera nécessaire pour assimiler toute l’information contenue dans la biographie dessinée de Rosa Luxemburg, intitulée Rosa la rouge4 (Amsterdam).
Née en 1871 de parents juifs dans une Pologne alors sous le joug du tsar de Russie, elle sera témoin, et parfois victime d’injustices sociales qui la bouleversent. C’est en tentant de comprendre l’origine de ces inégalités qu’elle découvre les théories marxistes en vogue à l’époque, ce qui aura un profond ascendant sur sa vie. Elle quitte ses études en sciences naturelles pour se diriger en droit et économie, et décroche un doctorat, fait rarissime pour une femme à l’époque. Sachant aussi bien manier la plume que le verbe, elle se fait rapidement connaître comme une redoutable militante jusqu’à son assassinat en Allemagne en 1919.
Kate Evans, qui signe le dessin et les textes, fait découvrir la vie d’une femme qui a tout sacrifié pour promouvoir ses idéaux de justice et d’éga lité à une époque mouve mentée de l’histoire. Au fil des pages, on découvre la vie personnelle de Rosa Luxemburg, sa vie de militante ainsi que les idées politiques qu’elle soutenait. Toutefois, présenter autant d’informations brise le rythme de la narration, et force parfois à revenir en arrière pour démêler tous ces éléments.
1. Mikaël, Giant, Dargaud, Paris, 2017, 64 p. ; 24,95 $.
2. Thom, VII, Pow Pow, Montréal, 2017, 160 p. ; 22,95 $.
3. Alain Kokor et Pascal Rabaté, Alexandrin ou L’art de faire des vers à pied, Futuropolis, Paris, 2017, 93 p. ; 39,95 $.
4. Kate Evans, Rosa la rouge, trad. de l’anglais par Jérôme Vidal, Amsterdam, Paris, 2017, 238 p. ; 37,95 $.