Cette chronique du livre jamais lu a quelque chose de la confession. C’est comme avouer une faute. Et dans mon cas, pour une écrivaine et pour une femme, la faute est grave. Je n’ai jamais lu La servante écarlate de Margaret Atwood. Je l’ai acheté lors de la parution de la traduction et je ne l’ai jamais ouvert. Je l’ai aussi perdu en cours de route… En tout cas, il n’est plus dans ma bibliothèque. Je ne l’ai pas lu parce qu’en lisant la quatrième de couverture, je n’ai pas eu le courage. Je n’aime pas la science-fiction ni les romans d’anticipation. Je n’ai pas lu non plus 1984… Je l’ai probablement acheté à cause de la pression sociale. Atwood est une écrivaine fondamentale, pressentie pour le Nobel, une écrivaine que l’on doit avoir lue. Voilà, l’histoire pourrait s’arrêter là. Je ne l’ai pas lu, j’aurais dû et s’il n’y avait pas eu cette chronique, personne ne l’aurait jamais su. Sauf que… encore influencée par les échos du monde qui parviennent jusqu’ici, en plein milieu du bois, dans le froid polaire qui nous a tenus prisonniers pendant des semaines à la fin décembre, j’ai acheté la série télévisée. Et j’ai eu honte. Et cette honte dépassait le simple fait de ne pas avoir lu un livre d’une écrivaine. J’ai eu honte de ne pas avoir vu venir. La même honte que l’on voit dans un certain cinéma allemand… on n’avait pas vu venir.
J’ai regardé la série en une seule journée. Plus de douze heures de télévision assise sur mon divan. J’étais sidérée. Pendant des jours, je n’ai pensé qu’à cette série. C’est devenu une sorte d’obsession. Cette société religieuse, basée sur d’énormes privilèges, bourrée de milices privées où tout ce qu’il y a de fêlé est armé jusqu’aux dents. Cette société où une vedette d’une téléréalité est devenue président, c’est exactement celle de La servante écarlate. Mais, évidemment, je n’ai pas lu le livre. Je ne sais pas si tous les détails que l’on voit dans la série y sont présents. Je ne sais pas à quel point le roman a été respecté. La seule chose que je sais, c’est qu’encore une fois ma croyance en la littérature a été renforcée.
Du livre jamais lu au visionnement d’une série d’un livre jamais lu, j’ai développé au cours des dernières semaines une véritable obsession, une sorte d’hypervigilance sur tout ce qui se passe aux États-Unis et la même question me trotte dans la tête : si on ne voyait pas venir, ou si on ne voulait pas voir venir, si on faisait trop attention à ce qu’on disait, pensait, de peur de froisser le géant ? Je pense ici aux propos conciliants de Justin Trudeau faisant l’apologie de la coopération. Et si moi, assise devant mon poêle à bois, je ne voyais pas venir…
Pourtant j’ai vu. J’ai vu les Haïtiens qui faisaient du camping au stade olympique, le réfugié aux doigts amputés au téléjournal, je l’ai vu. Mais est-ce que j’ai vu ce qu’il y avait derrière, cette détermination à exterminer tout ce qui était différent ? Est-ce que nous savons réellement ce qui se passe chez nos voisins américains ?
Dans un certain sens, je sais que j’ai désobéi à cette commande, il fallait parler d’un livre jamais lu. Mais ce livre a tant à dire que je n’ai pas pu m’en empêcher.
En général, je refuse toutes les commandes parce que je n’arrive pas à obéir, c’est plus fort que moi. Dans mon cas très personnel, la désobéissance m’a sauvée. Je savais ce vers quoi elle conduisait, elle conduisait tout droit à la conformité, au pareil et à l’absence de vie. De façon plus globale, il est peut-être temps d’arrêter d’obéir aux lois commerciales, de dénoncer les abus de pouvoir. Le voisin d’à côté est malade et cette maladie est contagieuse.
Évidemment, en faisant cette chronique, j’ai vérifié sur Wikipédia l’année de parution de The Handmaid’s Tale et j’ai vu que Volker Schlöndorff dont j’avais tant aimé L’honneur perdu de Katharina Blum en avait fait un film, tiens un Allemand…
Et il y a peu de temps, lors d’un rassemblement anti-avortement aux États-Unis, le président Trump s’est adressé aux manifestants.
Il faudrait peut-être voir venir.
Lise Tremblay, née à Chicoutimi le 13 juin 1957, détient une maîtrise en création littéraire de l’Université du Québec à Montréal et a été professeure de littérature au cégep du Vieux Montréal. Après une carrière de 26 ans dans l’enseignement, elle est de retour au Saguenay.
Elle a publié :
L’hiver de pluie, Prix de la découverte littéraire de l’année du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et prix Joseph-S.-Stuffer du Conseil des arts du Canada 1991, XYZ, 1990 et Bibliothèque québécoise, 1997 ; La pêche blanche, Leméac, 1994 et Bibliothèque québécoise, 2001 ; La danse juive, Prix du Gouverneur général, Leméac, 1999 ; La héronnière, Grand Prix du livre de Montréal 2003 Leméac, 2003 et « Babel », Actes Sud, 2005 ; La sœur de Judith, Boréal, 2007 et « Boréal compact », 2009 ; Chemin Saint-Paul, Boréal, 2015 ; L’habitude des bêtes, Boréal, 2017.