Une quinzaine d’années ont déjà passé depuis l’espèce de petit tremblement de terre provoqué par le Mailloux (2002) d’Hervé Bouchard, « citoyen de Jonquière ». Il y avait dans ce premier livre inclassable, axé sur l’enfance de Jacques Mailloux, une verdeur amusante, une inquiétude existentielle ambiante, surtout un remarquable imaginaire des mots que les livres suivants ont confirmé superbement. Disons-le tout de suite : Hervé Bouchard est indéniablement un immense écrivain, comme il s’en fait un ou deux par génération.
La richesse de la langue, du néologisme, du style, des images : c’est cela qui frappe d’abord chez Bouchard, sorte d’alpiniste du verbe. Nous sommes ici dans une littérature de très haute tenue, qui emprunte à Mallarmé, Lautréamont, Beckett et quelques autres. La langue est à la fois crue, truculente, mystique, déraisonnable, incantatoire. Portée par un souffle qui l’élève dans les sphères de la métaphysique, elle racle aussi les bas-fonds de la déjection, du déchet, car on se vidange le bas-ventre abondamment et les morts puent. « Être ou ne pas être dans la marde, c’est la question », axiome qui prend la forme d’une véritable poétique : « Moi, c’est ça qui m’intéresse dans la littérature. Les affaires qui ne se font pas, ça m’intéresse, les affaires qui ne se disent pas, ça m’intéresse, et les petites affaires intimes que les gens ne font qu’en présence d’eux-mêmes, cette duplicité, le rapport entre le montré et le caché, ça, ça m’intéresse. Car c’est là que l’être humain arrête de jouer : quand il pense qu’on ne le regarde plus », raconte l’écrivain dans le long entretien accordé à Stéphane Inkel.
Ce curieux univers littéraire, entre « je » et le jeu, est fortement théâtralisé, bien qu’on y entre comme dans un roman. Parents et amis sont invités à y assister (2006) est présenté comme un « drame en quatre tableaux avec six récits au centre », tandis que Numéro six (2014) est divisé en « passages » et que Le faux pas de l’actrice dans sa traîne (2016), génériquement inscrit au registre du théâtre, est partagé en « chants » et en « scènes ». Mais le décor est nettement référencé, avec ses coulées et le nom des rues. Arvida et Jonquière, comme le Sudbury de Patrice Desbiens ou le Moncton de France Daigle, acquièrent un halo imaginaire qui les rend soudainement intéressantes. Pour qui connaît les lieux, le contraste entre l’espace décrit et la langue volontiers déréalisée de l’auteur est aussi saisissant que séduisant.
Trois fois six
Cet univers rigolo n’est pourtant pas très drôle. Mailloux renouvelait la tradition bien québécoise des récits d’enfance, qui naît avec la Révolution tranquille. Parents et amis, publié quatre ans plus tard, s’affiche comme le grand livre, le livre qui impose et confirme un écrivain, avec lequel l’histoire littéraire devra dorénavant compter. Le texte s’ouvre sur la mort déterminante du père et laisse d’abord la parole aux orphelins, puis à divers personnages. L’oralité, ici très littéraire, corporelle, est travaillée de manière à élever la dimension dramatique de la scène, à rendre progressivement une épaisseur au destin des personnages. La mort du père condamne les fils à une forme de perdition morale et physique. Les dernières lignes de Mailloux disaient : « Je saurai qu’être et être font six, je saurai qu’être et être font six, je saurai qu’être et être font six. Font six ». Clausule énigmatique et délirante, mais à forte résonance existentielle, comme si on achoppait sur une définition de l’être, à moins de réduire la personne à un numéro. Parents et amis s’ouvre d’ailleurs sur cette aporie : « quand est-on ? » La question reçoit cette réponse : « On est après ». On entend « on naît après ». Il n’y a plus lieu ici de se demander avec angoisse, avec Hamlet : « être ou ne pas être », car chez Bouchard, il faut apprendre à naître pour apprendre à être, et c’est déjà là tout un défi sur lequel on bute : on se suicide, comme l’orphelin de père numéro six, ou on devient invisible, comme le jeune garçon du très beau roman graphique Harvey. Ce dernier livre, paru en 2009, refait de la figure du père mort son seul et unique sujet. Harvey, jeune garçon trop tôt orphelin, finit par disparaître, par s’effacer : la dernière image du livre nous montre un oncle dont les bras en arc, qui tenaient Harvey dans les pages précédentes, sont habités par un trou. C’est que ce trou est plein d’un deuil insupportable, qui ne s’apprivoise guère, l’espace de vie étant ici trop restreint pour espérer quoi que ce soit. « J’ai mourru comme j’ai vécu, au bout d’une vraie terrible dépression qui commença quand je naquis », comme le disait l’orphelin de père numéro un. Le faux pas de l’actrice dans sa traîne, qui reprend et développe un épisode de Parents et amis, s’inscrit à la frontière d’un formalisme jubilatoire et d’une vie de déréliction. Chez l’héroïne de ce plus récent livre de l’auteur, « une rongée qui grogne et qui souffre », clouée dans sa robe en bois, le noir au cœur, le deuil est interminable. Nulle embellie ni fleur bleue chez Bouchard, nulle intrigue ni action éclatante, mais que compensent la vitalité et l’aplomb extraordinaire de l’écriture, la forme inattaquable d’un imaginaire carnavalesque. Cela crée une sorte de tragique en apesanteur, où se trouveraient entremêlés les cocasseries d’Eugène Ionesco et l’univers affligé de Wajdi Mouawad.
Quant à Numéro six, qui relate le parcours et la vie d’un jeune hockeyeur portant le numéro six jusqu’à la catégorie midget, je ne garantirais pas qu’il soit un livre plus heureux que les autres, malgré sa légèreté apparente. On y trouve encore une fois cet étonnant mélange d’une langue construite, au sens architectural du terme, et du sujet le plus trivial du monde – sauf pour le jeune garçon pour qui le hockey est tout. « J’ai porté le numéro six sans savoir que ça comptait », dit-il d’emblée. Eh oui, ça comptait assez pour remplir une vie, un livre et une scène de théâtre, où j’ai vu Hervé Bouchard jouer ce texte en novembre 2013. Parents et amis aussi avait été adapté pour la scène en 2008. Car d’un six à l’autre – de l’être Mailloux à l’orphelin suicidé au joueur de hockey, le verbe, la parole, le dire triomphent par-delà la mort, la honte, la douleur.
Cette image d’Hervé Bouchard actant son texte fait écho à la posture de l’écrivain lecteur de sa propre œuvre. Il y a du Flaubert chez cet auteur conscient de l’effort, patient devant les mots, qui sait qu’il faut savoir s’effacer pour que triomphe la littérature.
Hervé Bouchard a publié :
Mailloux. Histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, L’Effet pourpre, 2002, Le Quartanier, 2006 ; Parents et amis sont invités à y assister, Le Quartanier, 2006 ; Harvey, en coll. avec Janice Nadeau, La Pastèque, 2009 ; Numéro six, Le Quartanier, 2014 ; Le père Sauvage, Le Quartanier, 2016 ; Le faux pas de l’actrice dans sa traîne, Le Quartanier, 2016.
Sur Hervé Bouchard :
Stéphane Inkel, Le paradoxe de l’écrivain. Entretien avec Hervé Bouchard, La Peuplade, 2008 ; François Ouellet, « Filiation et discours religieux dans le roman québécois contemporain. À propos de Parents et amis sont invités à y assister d’Hervé Bouchard », dans Zuzana Malinovská (dir.), Cartographie du roman québécois contemporain, Faculté des lettres de l’Université de Prešov, 2010, p. 201-217.
EXTRAITS
Ça prend un nombre pour être et je ne l’ai pas encore. Décompte, décompte dans la nuit. Combien de jours sous l’eau avant la vie, combien d’années avant l’avenir, combien de marées avant que la mer ait achevé son élan et mette tout à sac, la tête dans les mains contre le poteau tu vois ces embrouilles défiler. Ça prend un nombre pour être et, quand tu l’as, être ne suffit pas, tu dois faire quelque chose.
Mailloux, L’Effet pourpre, 2002, p. 173.
Personne voulait toucher au corps du père sans vie qui nous restait. On était tous en crainte parce que le présent était fini, et sans qu’on sache ce que pouvait bien vouloir dire ça, qu’on éprouvait mal, on sentait qu’à l’avenir il n’y aurait plus que le passé qui nous ferait.
Parents et amis sont invités à y assister, Le Quartanier, 2006, p. 33.
Portrait maintenant d’un an plus tard dont l’original se trouve chez le frère tambour du montreur en chef qui tient un salon de barbier dans son Plymouth ambulant et raconte que son neveu de six fera sa place un jour dans la Ligue nationale des hommes.
Numéro six, Le Quartanier, 2014, p. 78.