Le lecteur s’en souviendra : il y a quatre ans, dans ce même magazine, David Lonergan nous présentait l’œuvre poétique du « chantre de Moncton », Gérald Leblanc (Bouctouche 1945 – Moncton 2005)1.
Rappelons quand même très brièvement le parcours du poète et animateur que Moncton va bientôt honorer d’un parc municipal à son nom. En 1959, la famille Leblanc habite Saint-Jean (Nouveau-Brunswick). C’est en 1970 que l’écrivain s’installe à Moncton, ville à laquelle son nom restera associé. En 1980, il participe à la fondation des éditions Perce-Neige qui édite, l’année suivante, le premier de quinze recueils de poèmes qui seront publiés entre 1981 et 2006. En 1997 paraît Moncton mantra, son unique roman. Voyageur, conférencier, critique littéraire et musical, Leblanc s’impose au fil des ans et devient le poète acadien de référence, « non seulement un des poètes les plus importants de l’Acadie, mais aussi une présence immense, une personnalité inoubliable2 ».
Aujourd’hui, Benoit Doyon-Gosselin et ses collaborateurs nous offrent le premier volume de sa correspondance annotée3. Les archives contiennent un millier de lettres de et à Leblanc, sans parler de son journal, des carnets et d’une multitude de textes divers, un fonds vendu à Bibliothèque et Archives Canada au début des années 2000. On verra au cours des prochaines années de quelle manière et dans quel ordre sera édité tout ça.
Qui est l’ami américain ?
L’ami américain, c’est Joseph-Olivier Roy (dit Olivier Roy, 1946-2003), d’origine francophone. Leblanc et lui se sont brièvement connus vers la fin des années 1950, avant de se perdre de vue quand la famille Roy quitte le Nouveau-Brunswick pour les États-Unis. Une dizaine d’années plus tard, un hasard remet Gérald et Olivier en contact. Débute entre eux une correspondance qui prend fin à la mort de Roy, au Tennessee, deux ans avant celle de Leblanc.
Au moment de renouer, Leblanc a sans doute cru que Roy avait oublié tout son français. Cette situation initiale explique pourquoi plusieurs lettres sont en anglais. En particulier les premières. L’anglais revient de temps en temps, de moins en moins au fil des ans. Par ailleurs, on ne lit dans ce volume que les lettres de Leblanc.
Distribution chronologique des lettres
La répartition dans le temps est inégale. Les 92 lettres de 1967 à 1973 couvrent 340 pages ; suivent 32 lettres sur 53 pages de 1974 à 1995, inégalement réparties elles aussi : trois lettres en 1975, une seule en 1976, aucune en 1985, par exemple ; puis, à partir de 1997, quelques courriels et une lettre. Sept lettres ont récemment été retrouvées par la fille d’Olivier Roy, qui en a fait don à Doyon-Gosselin. Ce calcul sommaire indique qu’on lit principalement un Leblanc qui a entre 22 et 28 ans, un jeune écrivain parfaitement exalté, dans la fougue de sa vingtaine, un épistolier au ton enflammé.
Ferveur juvénile
Il a beau se dire « shut the fuck up », Leblanc ne peut fermer sa gueule, il écrit et écrit, et je ne suis pas surpris d’apprendre qu’il a « toujours aimé écrire des lettres » et que Roy n’est qu’un parmi ses nombreux correspondants d’alors : « […]une quinzaine de personnes, une dizaine de ‘Gay boys’, une lesbienne, quelques autres de ces êtres ‘normaux’ depuis les dix dernières années, si on collectionnait [sic] toute ma correspondance, il y aurait de quoi remplir 2 000 tomes au moins ». Leblanc aime exagérer, ça fait aussi partie de la personnalité de ce sympathique et infatigable épistolier.
L’organisation des idées lui fait défaut, certes. Son décousu, le coq-à-l’âne, il ne les jugule pas encore. Il le sait mais l’enthousiasme prend toujours le dessus.
S’il écrit énormément, Leblanc lit aussi beaucoup et inonde Roy de commentaires de lecture, de titres d’œuvres dont il lui suggère la lecture : romans, poèmes, drames, essais, d’écrivains américains, français ou québécois. Leblanc copie ou transcrit régulièrement des poèmes qu’il aime ou les textes entiers de chansons : de Marie-Claire Blais, d’Aragon ou d’Aznavour, par exemple, de même que des extraits de romans ou de comptes rendus critiques. Ce feu roulant de références ne s’éteint pas aisément.
L’auto-ironie et l’humour irrévérencieux de Leblanc apparaissent dans les innombrables surnoms qu’il s’attribue et dont il fait suivre sa signature : on découvre « Peanuts », « la grande folle » ou « Pauline Julien in drag », « Gérald Lefou », la « putain paranoïaque », « l’énergumène », « l’Hostie crémeuse », « Gérald Piaf », parmi d’autres. Ces surnoms ne tombent pas des nues : tous indiquent une attitude, un état d’âme, son mooddu moment. Sympathique.
Au cœur des lettres
Les lettres parlent de son amour des livres et de l’écriture. De ses lectures, des spectacles qu’il voit ou espère voir. Des voyages qu’il va faire. De ses aspirations. Elles parlent aussi de ses amours tout court.
Les 20 ou 25 premières (environ 150 pages !) parlent beaucoup de sa passion pour Bob, omniprésent dans le cœur et les propos de l’écrivain. On lira ainsi une très belle lettre sur Bob. C’est touchant de lire ce jeune de 22 ans écrire, à propos de son amour pour un homme de 26 ans qui habite encore chez sa mère et consulte un psychiatre : « J’ai trop vécu pour me convaincre qu’il est possible pour moi d’aller me réchauffer à un autre soleil ». Touchant de le voir glisser tout naturellement dans sa remarque le beau vers de la superbe « Dis, quand reviendras-tu ? » de Barbara.
Les amours se succèdent. Leblanc est un amoureux compulsif. Il aime l’amour, il aime le cul et la tendresse. Ses béguins et ses amours sont en général pour des « fuckés » comme lui.
Puis un changement survient dans sa vie tout court et dans sa vie amoureuse. À l’automne 1970, Leblanc fait part à Roy d’une énorme insatisfaction : il a 25 ans et n’a encore rien fait de sa jeune vie.
Un changement
De manière très sensible, en 1971, lors de son inscription à l’Université de Moncton, on observe un changement de ton et de manière. Son propos se nuance, la dégaine adolescente s’estompe. Leblanc reste fidèle à certains auteurs (Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, François Mauriac, Bob Dylan), il en découvre d’autres (Jacques Ferron, Gaston Miron), sans rien dire de plusieurs écrivains acadiens qu’il encense : Antonine Maillet, Raymond Leblanc, Guy Arsenault. Mais il désavoue des poètes ou des compositeurs qu’il chérissait : s’il parle de Rod McKuen en termes louangeurs en novembre 1967, en 1971 il prétend le détester « à en mourir », sans s’expliquer.
De plus en plus, ses lettres parlent de politique et de conflit linguistique. Sa prose devient moins frénétique. Leblanc s’assagit. Il reste le Gérald Leblanc enthousiaste, le boute-en-train aux cinquante projets, mais sa phrase respire et sa pensée se clarifie. Les lettres en témoignent : style moins nerveux, propos abrégé et mieux cerné, meilleure organisation.
Vers 1972 il commence à composer beaucoup plus sérieusement des poèmes qu’il place ou tente de placer ici et là. Assurément, l’histoire transforme Leblanc. Octobre 1970 l’a bouleversé. Il se convainc et tente de convaincre Roy que, politiquement, la révolution arrive, que deux pas séparent le Québec de son indépendance (quel démenti va lui fournir l’histoire !), que l’Acadie renaît, qu’elle va peut-être s’unir à un Québec bientôt souverain.
L’Acadie émerge, Leblanc s’enfonce parfois. Au fil des ans, sa santé mentale le préoccupe, d’anciennes inquiétudes refont surface ou persistent : « Tu te souviens de mes problèmes de paranoïa… Que de lettres j’ai écrites pour exprimer mes angoisses, mes peurs ! En effet, ma paranoïa se porte toujours bien, mes peurs demeurent » (26 novembre 1972).
Les lettres s’espacent : Leblanc travaille fort. Il le dit, on le comprend, sa place et son rôle dans l’institution littéraire augmentent. La consécration viendra au cours des années 1990.
Pour finir et faire suite
L’équipe a fait un travail colossal. Cela dit, j’aurais aimé que l’éditeur scientifique nous explique brièvement pourquoi certaines lettres s’interrompent brusquement : Leblanc les a-t-il complétées et postées ? Pour quelle raison la lettre 100 (12 janvier 1976) n’est-elle pas achevée et signée ? La lettre 94 parle d’écriture, de son journal intime et de son mode de vie ; Leblanc y propose une manière de bilan mais cette importante lettre (14 avril 1974) tourne court : j’aurais aimé une explication.
Je souligne favorablement la publication de ce riche document, à la fois chronique historique et sociale d’une époque et aperçu endiablé sur une vie en dents de scie. En attendant la suite, on lira en parallèle le sympathique Moncton mantra4, entrepris en 1982 (voir la lettre 111), roman dynamique et pas compliqué qui relate certains des événements présents dans les lettres des années 1970, et où apparaît Xavier Roy, alter ego d’Olivier, l’ami américain.
Merci au Secrétariat aux relations canadiennes du gouvernement du Québec pour son soutien à la promotion et à la diffusion de ce numéro.
1. David Lonergan, « Il cherchait à rendre ‘les matins habitables’ », Nuit blanche, nº 140, automne 2015.
2. Raoul Boudreau et Jean Morency, « Présentation » dans Revue de l’Université de Moncton, « Gérald Leblanc, multipiste », vol. 38, nº 1, 2007, en ligne sur Érudit, un numéro qu’on consultera avec profit.
3. Gérald Leblanc,Lettres à mon ami américain 1967-2003,édition annotée préparée par Benoit Doyon-Gosselin, Prise de parole, Sudbury, 2018, 514 p. ; 32,95 $.
4. Gérald Leblanc, Moncton mantra, Prise de parole, « BCF », Sudbury, 2012 [1997].
Gérald Leblanc a publié :
Emma I, avec Laurent Comeau (photographies), Louis Comeau (dessins et page couverture), Yvon Leblanc (photographies), Roberthe Mélanson (dessins) et Danyèle Myre (photographies), D’Acadie, 1976 ; Comme un otage du quotidien, poésie, Perce-Neige, 1981 ; Alyre, monologue théâtral, Galerie sans nom, 1981 ; Les sentiers de l’espoir, théâtre jeunesse, théâtre l’Escaouette, 1983 ; Géographie de la nuit rouge, poésie, D’Acadie, 1984 ; Lieux transitoires, poésie, Michel Henry, 1986 ; L’extrême frontière, Poèmes 1972-1988, Prix littéraire de la Ville de Moncton 1990, D’Acadie, 1988 et Prise de parole, 2015 ; La poésie acadienne, 1948-1988, avec Claude Beausoleil, anthologie, Écrits des Forges/Le Castor Astral, 1988 ; Les matins habitables, illustrations de Tristan Wolski, poésie, Perce-Neige, 1991 ; Complaintes du continent, Poèmes 1988-1992, Prix des Terrasses Saint-Sulpice, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1993 ; Éloge du chiac, poésie, Perce-Neige, 1995 ; Méditations sur le désir, avec l’artiste Guy Duguay, livre d’artiste, Atelier Imago, 1996 ; Moncton mantra, roman, Perce-Neige, 1997 et Prise de parole, 2012 ; Je n’en connais pas la fin, poésie, Perce-Neige, 1999 ; La poésie acadienne, avec Claude Beausoleil, anthologie, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1999 ; Le plus clair du temps, poésie, Perce-Neige, 2001 ; Géomancie, nouvelle édition de Comme un otage du quotidien, Géographie de la nuit rouge et Lieux transitoires, poésie, L’Interligne, 2003 ; Techgnose, poésie, Perce-Neige, 2004 ; Poèmes new-yorkais, poésie, Perce-Neige, 2006.
Voir aussi le long métrage documentaire de Rodrigue Jean, L’extrême frontière, l’œuvre poétique de Gérald Leblanc, ONF, 2006.
EXTRAITS
Moi je cherche avant tout les grands sentiments universels : la joie, la tristesse, des grandes passions, la mort, l’amour, les enfants, la haine, etc. Dans mes moments pensifs je deviens très Jean-Jacques Rousseau, je suis avant tout humaniste.
Lettre à JOR, 4 décembre 1967, p. 119.
Je suis né Français et Français je mourrai. Je suis de tempérament français, je pense français, je sens français, mon cœur bat en français et c’est pour ceci qu’il est si difficile pour moi d’être entouré d’anglais à la journée, je souffre.
Lettre à JOR, 14 avril 1967, p. 150-151.
L’Amérique ne vaincra pas. Nous serons à tout jamais FRANÇAIS ! Tu dois être agacé de ce nationalisme fanatique, non ? Je vais t’expliquer quelque chose, mon cher (et patient) Olivier, je crie à en réveiller les morts que je maudis les Anglais, Américains, etc. parce que je suis ici à Saint John inondé d’Anglais, je suis forcé de le parler, etc. et ceci me met le feu au cul.
Lettre à JOR, 4 mai 1968, p. 154.
Enfin, les Anglais [du Canada] ne sont qu’une pâle imitation des Américains qui ne sont qu’une pâle imitation de ce que devrait être un être humain. Les emmerdeurs de l’humanité.
Lettre à JOR, 20 août 1969, p. 198.
Des alcooliques, des putains, des fanatiques religieux, des homosexuels, etc. J’ai du sang très, très vicieux qui me coule dans les veines, j’ai une hérédité chargée de passion, de haine, de débauche et de péché (remarque que je ne dis pas AMOUR, enfin drôle de race).
Lettre à JOR, 26 octobre 1970, p. 225.
Toutefois malgré le désir que j’ai d’écrire des romans et des poèmes et malgré mes prétentions artistiques, je demeure avant tout un individu très déséquilibré. Cette maudite paranoïa dont je souffre n’est pas « poétique » mais très « réelle».
Lettre à JOR, 9 mars 1971, p. 243.
J’entends des bruits dehors vers une heure ou deux du matin et je saute, je cours aux fenêtres, je me promène dans la maison comme un dingue. Je ne deviens pas fou, je SUIS fou.
Lettre à JOR, 28 décembre 1972, p. 325.
Ma vie sentimentale est un immense casse-tête. Ça commence à être ridicule pour un homme de 43 ans de se faire des histoires pareilles. Des hauts et des bas, mais je donnerais mon bras gauche (je suis gaucher) pour une relation avec un semblant de stabilité.
Lettre à JOR, 27 novembre 1988, p. 433.