J’aime Joséphine Bacon*. Nous sommes nombreux à l’aimer.
Je suis un de ses lecteurs et non un spécialiste de son œuvre. Comment prétendre tout savoir de la voix intime et impérieuse d’une poète ?
Peut-on encore simplement aimer et se tenir loin des discours qui pèsent sur les poèmes et empêchent de les voir ?
Joséphine Bacon appartient à cette catégorie de poètes qui accueillent les lecteurs comme des égaux. Elle ne cherche pas l’adulation.
Elle a créé, sans le vouloir, un cercle de la parole autour de son œuvre. Cette méthode ancestrale de discussion, utilisée notamment dans la culture amérindienne, me semble une métaphore très riche de l’expérience poétique.
La poète fait partie du cercle. Elle n’est pas sur scène, au-dessus des spectateurs, sous le feu aveuglant des projecteurs, sa voix amplifiée par le microphone, à attendre les applaudissements.
Elle tend plutôt le bâton de la parole à l’autre. Je lui ai donc écrit un petit poème.
À Joséphine
j’ignore si la poésie
est une demeure
ou simplement la pluie qui tombera demain
mais ce matin sur ma table de cuisine
vos livres se posent
près d’un rayon de soleil
qu’une mouche grignote
il fait plus mémoire ici
que dans n’importe quel journal du jour
j’ouvre un de vos recueils
j’ai à nouveau devant moi votre visage
et sa clarté de fougères
jamais je ne reviens bredouille de votre regard
j’aime le feuillage rieur de votre voix
où se mêlent lumières batailleuses
et nuages tranquilles
votre sourire
j’en remonte un plein sac de vent
pour les mots à venir
je connais un peu
le feu de votre nom
et de vos ancêtres
vous écrivez souvent
avec les os du caribou
mais d’où viennent les branches
qui traversent les âges
vous élevez ici une épinette là une maison
un peu d’ombre pour nourrir les hiboux
ce matin j’existe ailleurs que dans la foule
où les têtes et les cris dépassent
j’ai mille ans
et le souvenir d’un alphabet lointain
tournant les pages
je n’en finis plus de boire à même les images
parfois vous donnez à lire
le revers d’un oiseau
qui graffigne les vitres
j’aime cette légère cassure du monde
j’ouvre alors les châssis
quelque part les cloches se déplient dans l’air
vos poèmes continuent
on ne saurait palper plus vraie présence
ce matin votre voix déplace le paysage
je vous le prédis Joséphine
les montagnes apprendront vos poèmes
on entendra les tambours et les rêves
les mousses les lichens les rivières et les lacs
de nouveau se mettront à parler
on dira votre nom
pour voir l’autre côté des choses
* Joséphine Bacon est une poète innue originaire de Pessamit. Réalisatrice et parolière, elle est considérée comme une auteure phare du Québec. Elle a travaillé comme traductrice-interprète auprès des aînés, ceux et celles qui détiennent le savoir traditionnel et, avec sagesse, elle a appris à écouter leur parole. Elle a entre autres publié, chez Mémoire d’encrier, Uiesh/Quelque part (2018), Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat (2013) et Bâtons à message/Tshissinuatshitakana (2009).