Existe-t-il un imaginaire propre à la Côte-Nord ? Après presque quinze ans à lire et à étudier des textes dans le cadre de ma participation aux travaux du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière, le GRÉNOC, au Cégep de Sept-Îles, il me semble que se dégagent des tendances et des constantes qui permettent de caractériser les balises d’un imaginaire nord-côtier, et ce, époques et genres littéraires confondus. La seule condition pour que ces textes fassent l’objet d’une lecture critique : évoquer la Côte-Nord ou en traiter. Ce qu’on peut d’emblée avancer, c’est que la plupart des textes étudiés, sinon tous, dégagent l’impression que la Côte-Nord est un autre pays, ce « pays dans le pays1 » : en roulant vers l’est sur la route 138, franchir le Saguenay en traversier s’apparente en quelque sorte au passage vers l’Ailleurs qui s’incarne en cette Côte aux dimensions insoupçonnées. Ici, le mot « dimensions » renvoie à la fois aux facettes de la Côte-Nord (qui peuvent se résumer aux surprises qu’elle crée chez ceux qui la découvrent pour la première fois et à son exotisme) et à l’espace démesuré que la région couvre.
Ainsi, quand on y vient, ce que révèlent les textes, c’est l’étonnement : « Qui aurait cru que si loin, il y avait… une telle nature, intouchée et étendue, de telles villes, modernes et industrielles ? » La Côte-Nord textuelle devient le lieu d’une remise à neuf, d’un retour à soi, en soi. Cet espace sur lequel on s’était trompé, où ni les lieux, par les distances et l’étendue décuplées, ni le temps (qu’on pense aux saisons interminables, aux distances démesurées) n’ont la même valeur qu’ailleurs, cet espace qui étonne ne permet-il pas par le fait même de faire le point sur soi ? On peut supposer que les repères nouveaux obligent le protagoniste à changer lui-même, à se resituer, à refaire le point.
Il semble en effet, à la lecture de romans2, de recueils de poésie3 et de pièces de théâtre4, que la Côte-Nord transforme ceux qui s’y aventurent : l’immensité du territoire et la rudesse des éléments renforcent la solitude du protagoniste qui n’a d’autre choix que de se tourner vers lui-même. Le séjour (ou le récit d’un épisode de vie) sur la Côte devient pour le personnage soit positif, une mise au défi, ou plutôt négatif, telle une mise à l’épreuve où il se doit de défendre ou de résoudre quelque chose. En gros, la Côte-Nord prend souvent l’allure d’un Far West civilisé, lieu de tous les possibles, bons comme mauvais : le cadre spatio-temporel singulier, nouveau, oblige le héros à revoir ses paramètres, à s’interroger, à redéfinir sa vision du monde, pour savoir s’il fait sienne la (supposée) richesse rendue accessible ou s’il se laisse happer par l’euphorie d’une nature plus grande que nature… La Côte-Nord en littérature, c’est en fait une invitation à aller au bout de soi.
Par ailleurs, une autre orientation se dessine dans le corpus nord-côtier : ses textes présentent des personnages qui connaissent une renaissance, à la fois individuelle et sociale. Dans deux recueils de poésie parus en 2008, Fou, floue, fléau5 et Poèmes de position6, les auteurs Mélina Vassiliou et Marco Vigneault présentent leur révolte, leurs angoisses, leurs espoirs qui dépendent, d’une manière ou d’une autre, de ce qu’offre la Côte-Nord comme cadre de vie et vision du monde. Alors que Marco Vigneault, dans son recueil, dénonce l’aliénation ouvrière que vivent les travailleurs d’usine pris par les promesses d’un travail difficile, d’une société étouffante et d’un capitalisme sauvage, Mélina Vassiliou, de son côté, évoque ses déboires de jeune Autochtone aux prises avec des problèmes de consommation et d’estime de soi qui l’empêchent d’avancer, et ce, dans une communauté en déroute ; l’écriture lui permettra tout de même une sorte de renaissance. À ces deux auteurs, la Côte-Nord permet de repartir à zéro. Ils présentent aussi, de part et d’autre, les problèmes qui font de leur milieu nord-côtier un milieu sclérosé et aliénant. On se rend compte que, finalement, les deux poètes vivent la même situation : ils sont victimes d’un système. Voilà des recueils où résistance et catharsis sont à l’œuvre et dont les auteurs, issus d’un même territoire, mais de deux communautés et cultures différentes, vivent sans le savoir la même chose : l’autre est vu comme un privilégié. Ainsi, étudier les textes nord-côtiers permet de rapprocher, par le sens, des visions du monde qui semblaient a priori éloignées et irréconciliables.
Éloignés et irréconciliables, c’est ce qui semble définir les deux pôles constants de l’imaginaire nord-côtier : d’une part, une nature vierge, impressionnante, immense, paysage universel et englobant le monde, avec ses rivages, ses plages, ses baies, sa route, ses îles, ses rivières, ses forêts, sa neige, son froid, ses « plaines » (les landes nordiques), sa toundra, son Nord ; d’autre part, une culture moderne de l’argent, de l’industrie, du travail, de l’immigration, du défi, de l’action, de la richesse, de la réussite, des possibilités, du conflit, de la misère. Dans les textes, la Côte-Nord reste une terre de contrastes d’où émerge une vision du monde ambivalente : visiter, habiter ou découvrir la Côte-Nord, c’est s’ouvrir, peut-être plus qu’ailleurs, aux deux possibilités qu’elle offre, de façon presque inhérente : la solitude – réelle, sociale ou psychologique, liée à la nature, aux espaces, à l’éloignement et à l’isolement – et la solidarité – sociale, syndicale, culturelle –, créée par un besoin de sécurité et de cohésion sociale (en partie probablement aussi lié à l’éloignement) et par une multitude de possibilités impensables ailleurs.
C’est ainsi que la Côte imaginaire semble se laisser découvrir, au fil des textes, par une « expérience ». En effet, le personnage ou scripteur ou narrateur vivra d’emblée, sur la Côte-Nord, une transformation. Cette transformation, à la base de tout récit, ne serait pas la même, les études du GRÉNOC semblent le démontrer, si elle avait lieu ailleurs que sur la Côte-Nord, entre autres parce que sa nature singulière – la mer, la forêt, les rivières, les caps – y joue pratiquement toujours un rôle d’alliée, de confidente, mais parfois aussi d’opposante7. Mais l’effet de la métamorphose n’en est que plus grand et le plaisir de la lecture, décuplé.
* Épinettes noires, gravure de Chantal Harvey, 2014.
Chantal Harvey est une artiste graveure originaire de la Côte-Nord. Installée à Baie-Johan-Beetz, en Minganie, elle saisit la beauté de la forêt boréale, de la mer, de la taïga et ses lichens pour en communiquer la valeur et l’importance. Récipiendaire de plusieurs bourses et prix, Harvey a plus d’une dizaine d’œuvres publiques à son actif. Membre fondatrice de Panache art actuel et d’Engramme, elle expose ses œuvres au Canada, en Europe, en Asie, en Amérique Centrale et en Australie. Le documentaire L’art de la chasse : Chantal Harvey, du réalisateur Bruno Boulianne, a été présenté en première mondiale au Festival international du film sur l’art en en mars 2019.
1. Du titre de l’ouvrage de Francine Chicoine et Serge Jauvin (David, 2007).
2. Pensons entre autres aux romans L’impératrice de l’Ungava (Alexandre Huot, PUQ, 2012 [1927]), Tropiques Nord (Pascal Millet, VLB, 1990), La tournée d’automne (Jacques Poulin, Leméac, 1993), Amor amor (Christine Cormier, Guernica, 1994), Papa Papinachois (Claude Jasmin, Lanctôt, 1999), Tequilabang bang (Germaine Dionne, Boréal, 2004), Nikolski (Nicolas Dickner, Alto, 2005), Hôtel-motel Les Goélands (René Viau, Leméac, 2006), Bleu (Myriam Caron, Leméac, 2014), Les murailles (Erika Soucy, VLB, 2016).
3. On peut citer N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (Natasha Kanapé Fontaine, Mémoire d’encrier, 2012), Brasser le varech (Noémie Pomerleau-Cloutier, La Peuplade, 2017), Un drap. Une place (Maude Smith Gagnon, Tryptique, 2012), Décembre brule et Natashquan attend (Véronique Bachand et Mathieu Renaud, Del Busso, 2017).
4. Retenons Far West (Emmanuelle Roy, non édité, 2002), Le carrousel (Jennifer Tremblay, La Bagnole, 2014).
5. Mélina Vassiliou, Fou, floue, fléau, Institut culturel éducatif montagnais, 2008.
6. Marco Vigneault, Poèmes de position, Zénith diffusion, 2008.
7. Voir entre autres La Passe-au-Crachin d’Yves Thériault (Cahiers du GRÉNOC, 2012 [1972]).