Renaud Longchamps propose un sixième texte qui sonde la genèse de son œuvre à travers les livres et l’air du temps qui ont marqué son parcours d’écrivain.
Cette fois-ci, un certain jour d’octobre 1970.
« L’homme libre ne vit pas en marge de la société ;
il ne vit pas contre la société, il vit malgré la société dont
l’insuffisance de nature, de moyens et de fin crève les
yeux, sauf aux aveugles et aux imbéciles de carrière. »
Gilles Leclerc, Journal d’un inquisiteur
L’innocence surveillée
Fatum, oui. Pis ça commence comme ça. Pis ça commence toujours comme ça. Pis ça n’a rien à voir avec la dernière analyse de la fée Psychanalyse. Après avoir séché l’école, nous avons pris l’autobus, Charlotte et moi, un matin d’octobre 1970 en direction de Québec, nos corps habités par dix-sept années mal assurées, avec dans le vieil attaché-case tout décocrissé de mon frère deux copies de mon tapuscrit Villes décantées, recueil écrit dans la fureur et la nécessité de paraître avant de disparaître.
Dans le petit froid du mois, Québec au ciel tranquille m’apparaissait ennuyeuse et morne, comme figée dans ses vieilles matières et ses manières discrètes, pour ne pas dire feutrées. Bien sûr, toute capitale qui se respecte exhale toujours la discrétion, la réserve et la prudence, toutes urbanités bien-pensantes que je ne possédais pas et que je ne posséderai jamais, quoi que je dise et quoi qu’on en dise. Sur le pont Frontenac que l’on rebaptisera bientôt Pierre-Laporte, je sentais bien que cette ville aux choses tranquilles ne tolérait pas excès, délires, esbroufes et coups d’éclat ; et mes poèmes, à l’époque, ne révélaient que cela. Devant mes circonstances exténuantes, avais-je le choix avec mon petit moi beauceron seulement armé d’ingénuité et de fureur créatrice ? Après mes péripéties américaines, Montréal m’apparaissait sans intérêt, car en ce lieu mon père a été trop souvent humilié. Il faut préciser ici que je n’y avais pas encore d’affinités électives, ni parenté et encore moins port d’attache.
De l’autobus, nous descendons sur le boulevard Laurier, face à l’hôpital des Vétérans, futur CHUL. Quelque peu désorientés, nous nous dirigeons vers les éditions de l’Arc, où je comptais déposer mon tapuscrit. Après avoir glané en chemin quelques renseignements, voici que cette maison d’édition se trouvait loin dans les ravalements de Sillery. Nous avons alors marché et marché tout en se tenant par la main afin de ne pas tomber dans le doute qui assaille toujours les amants avant la déroute des passions déçues. Pendant le trajet, des auto-patrouilles allaient et venaient en tous sens, parfois ralentissant pour nous dévisager. Faut dire que nous avions l’air de deux hurluberlus mal fagotés et perdus dans l’espace-temps d’un quartier au-dessus de ses affaires. Et dans notre candeur tranquille et en vadrouille, nous souriions à grandes dents à ces agents en patrouille.
L’innocence à surveiller
Nous avons marché et marché avant de nous retrouver face à une maison tout à fait bourgeoise et sûrement remplie de proses tranquilles. Pour enfin sonner à une porte qui s’ouvrit sur une jeune femme vêtue en bonne qui, devant mon désir de déposer Villes décantées, me débita aussitôt, sans sourire et sur un ton monocorde, que « les éditions de l’Arc n’acceptent plus de manuscrits, et [que] monsieur Gilles Vigneault n’habite plus ici ». Cette réponse bête pour ne pas dire bébête me laissa pantois : ma première tentative de publication se terminait donc sur une fin de non-recevoir on ne peut plus cavalière ? Toute colère rentrée, nous rebroussâmes chemin pour aussitôt zieuter une autre auto-patrouille de la police de Sillery qui venait tout juste de stationner de l’autre côté de la rue, face à la maison que nous venions de quitter. Les deux agents à bord nous dévisagèrent longuement tout en fronçant les sourcils pendant que l’un d’eux parlait dans sa radio-police. Et là, nous ne comprenions plus rien à la situation. Et là, ça ne souriait plus.
Tout en nous interrogeant sur ces étranges comportements urbains, nous retournâmes sur le boulevard Laurier pour monter dans l’autobus 11 en direction du Vieux-Québec. C’est le cœur rempli d’espoir et de candeur que nous y sommes descendus avant de nous rendre rue de Buade, aux éditions Garneau, pour déposer là aussi une copie de mon tapuscrit. Sur les lieux, un homme d’âge mûr nous répondit avec déférence et solennité. Il accusa réception du document avec tout le respect dû à un écrivain de renom. Enfin, il me remercia de faire confiance à sa maison d’édition avant de se retirer tout en nous saluant avec majesté. Inutile de souligner que nous étions éberlués par cette élégance qui contrastait avec le morne refus essuyé auparavant, en plus d’avoir eu à respirer l’air soupçonneux de la police de Sillery.
Comme nous avions beaucoup de temps à perdre avant de prendre l’autobus de retour, il nous est venu à l’idée de visiter le parlement de Québec. En pénétrant en ce lieu, nous aperçûmes aussitôt, sur notre droite, une pièce à la porte ouverte d’où sortait une épaisse fumée de cigarettes. La curiosité aidant, nous nous sommes approchés pour observer à l’intérieur plein d’hommes en complet cravate, graves et recueillis, avec caméra, magnétophone ou carnet de notes en main, écouter un homme parler devant une forêt de microphones. Cet homme était Jérôme Choquette, ci-devant ministre de la Justice dans le gouvernement libéral de Robert Bourassa. À première vue, il lisait sobrement et sombrement un communiqué dont je n’arrivais pas, de loin, à saisir la teneur. Sur le coup, je trouvais la scène étrange, pour ne pas dire surréaliste, car je ne voyais pas l’importance d’un quelconque événement d’actualité survenu dans le contexte québécois de l’époque.
Comme les gardiens de sécurité étaient tous absorbés par la prestation du ministre, on ignora notre présence. Nous avons alors pris l’initiative de visiter les lieux sans plus attendre. Finalement, c’est en haut d’un escalier qu’on nous intima l’ordre de nous arrêter. Un agent de la Sûreté du Québec se planta devant moi tout en exigeant que nous nous identifiions. Devant cette demande, nous avons haussé les épaules car, sauf le permis de conduire que nous ne possédions pas à l’époque, il n’existait pas de papiers d’identité valables.
Il visa alors mon vieil attaché-case fatigué, et son visage se ferma. De son doigt il le désigna tout en me demandant de l’ouvrir séance tenante. Toujours en haussant les épaules, je m’exécutai pour en sortir la copie de Villes décantées que j’étais heureux de lui remettre, celle-là même qu’avait refusée la bonne de Sillery. L’agent le parcourut, et il ne fallut que quelques secondes avant de voir son visage, jusqu’alors grave et fermé, se détendre et esquisser un léger sourire en coin. Je voyais bien que le policier se forçait afin de conserver sa réserve, vu la solennité des lieux et la gravité du moment dont je ne soupçonnais pas l’ampleur.
Après avoir feuilleté quelques pages, il me remit le manuscrit pour aussitôt nous intimer l’ordre de quitter les lieux sur-le-champ. Médusés, pour ne pas dire désemparés, nous sortîmes du parlement sans demander notre reste, tout en s’interrogeant encore sur ce qui avait bien pu piquer les braves gens de la ville de Québec.
Sur le chemin du retour, dans un autobus bondé à la radio glapissante, nous apprîmes finalement l’enlèvement du diplomate britannique James Richard Cross par la cellule Libération dirigée par Jacques Lanctôt, ce même Jacques Lanctôt qui deviendra plus tard, beaucoup plus tard, mon éditeur. Ainsi la boucle de la synchronicité se refermera encore une fois, surveillée par l’agent Fatum toujours de faction devant ma vie. Et nous nous sommes longtemps embrassés et caressés dans l’autobus bondé de gens déjà sidérés et paniqués devant la future tragédie qui devait marquer à jamais l’histoire du Québec.
L’innocence désemparée
De retour à la maison, je tombai sur le regard froid et noir du beau-père, ancien officier de la police militaire de Petawawa, et celui de ma mère qui me dévisageait tout en hochant la tête, sachant tous les deux que j’avais tenu bien des discours anarchiques et même séditieux, écœuré que j’étais alors d’une société québécoise prise dans son inachèvement et qui n’en finissait plus de pourrir sur pieds, même après les premières années lumineuses de la Révolution tranquille. Tous les deux devant l’écran de leur télévision, crispés et atterrés, ils ne rêvaient plus à des lendemains qui chantent : ils avaient connu la guerre et le rationnement. Je ne comprenais pas qu’ils ne voulaient surtout pas revivre le moindre bouleversement, et encore moins une hypothétique révolution.
C’est ainsi que je filai m’enfermer dans ma chambre des Mystères, entouré d’éprouvettes, de livres bigarrés et de produits chimiques malfamés. C’est ainsi que je relus à voix haute quelques poèmes de Villes décantées afin d’y retrouver matière à m’évader, en flammes et en majesté, de cet univers moisi, hors de la prison commune de la réalité qu’on nous impose avec la seule consolation d’être au monde pour créer et meubler un monde de beauté fulgurante avant de crever.
C’est à ce moment que je compris que les mots étaient avant tout dangereux, que les écrits libres se révèlent toujours la bête noire de tout pouvoir établi ou à établir, que la censure demeure l’option nucléaire idéale des Assis afin d’annihiler tout discours critique, qu’il soit poétique ou rationnel. Et mes premiers pas dans le monde chaotique de l’édition s’amorcèrent dans le hasard d’une police démontée et la nécessité, une fois de plus, de créer des images et des orages devant les braves gens bien policés mais trop tranquilles pour être vrais. Et la vérité, eh ben, on s’en passe quand le monde ordinaire-extraordinaire vaque à ses petites affaires temporelles, tond sa pelouse, sort ses ordures et s’épuise dans la course de rats dans le labyrinthe des usines et des bureaux. Ainsi les grosses affaires spirituelles demeureront toujours l’apanage des hommes et des femmes de guerre et de carrière, bien nés comme de raison, roulant dans la bonne ornière des conseils d’administration, des académies, des amitiés électives et des proses lénifiantes.
Puis mon chat Crachat vint se frotter contre moi. Une fois la lumière éteinte, dans l’obscurité je n’entendis plus que son ronron, et je sombrai dans un sommeil assez profond pour laisser couler mes rêves dans les fosses abyssales qui n’avaient rien de communes.
C’était le 5 octobre 1970.