Toute rupture soulève le plus souvent davantage de questions que de réponses : que nous est-il arrivé ? À qui la faute ? Aurions-nous pu éviter l’irréparable ? Est-il encore possible de corriger les choses ? Et à quel prix ? C’est en quelque sorte à ces questions, et à bien d’autres, que tente de répondre Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre1, roman amorcé au lendemain du vote sur le Brexit pour tenter de comprendre le choc sismique qui venait de secouer l’Angleterre. Les Anglais aiment bien faire des blagues sur le climat pluvieux et brumeux de leur île, mais on ne peut pas dire que le cœur était à la fête le 23 juin 2016. Quatre ans plus tard, alors que rien n’est réglé, ni ne paraît en voie de l’être, on cherche toujours à pratiquer un impossible pontage.
Les lecteurs familiers de l’univers romanesque de Jonathan Coe retrouveront les personnages qui apparaissaient dans ses romans précédents. À commencer par Benjamin Trotter, alter ego de l’auteur qui s’échine depuis des années à terminer un roman-fleuve faisant plus de mille pages qui se révèle une mise en abyme du présent roman et dont le titre, Une rose sans épine, le destinera à être mis davantage en vente dans les présentoirs des centres jardin que sur les rayons des librairies (comme quoi l’humour anglais demeure la meilleure bouée de sauvetage pour ne pas sombrer dans la déprime). Mais avant de trouver grâce aux yeux d’un éditeur, Benjamin Trotter devra apprendre, comme tout bon jardinier, à tailler et à élaguer son manuscrit pour lui donner une forme acceptable. Révélatrice à plus d’un égard, l’erreur qu’entraîne le titre dans la mise en marché du roman traduit le regard à la fois impitoyable et humoristique que porte Jonathan Coe sur les déboires politiques qui ont marqué l’Angleterre ces dernières années : les gens ont-ils voté en toute connaissance de cause ?
Le roman s’ouvre sur les funérailles de la mère de Benjamin (que suivront celles du père, autre métaphore pour souligner le caractère orphelin des progressistes britanniques sur le plan politique en ce moment). Séparé depuis peu, Benjamin a quitté Londres pour vivre à proximité de Birmingham, où il se consacre à sa tardive carrière littéraire dans un moulin qui surplombe une rivière (le choix du lieu n’est pas anodin). Point nodal du roman, Benjamin Trotter tente d’accorder le cours de sa vie à celui de la rivière qui coule sous ses yeux. Il cherche à comprendre et à dénouer autant les tumultes qui ont marqué sa vie personnelle que ceux que traverse l’Angleterre. Comme autant de témoins appelés à la barre, chacun des personnages permet à Jonathan Coe de mettre en question les choix qui s’opposent et d’illustrer l’incompréhension, voire le désarroi qui s’est emparé de nombreux Britanniques depuis le pari risqué pris par David Cameron lors du déclenchement du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. À commencer par Colin, le père de Benjamin, ancien ouvrier dans une usine d’assemblage automobile aujourd’hui démontée pour faire place à un Marks and Spencer. Il a voté en faveur du Brexit, persuadé que l’Europe est responsable de tous les malheurs de l’industrie britannique. Il y a aussi Sophie, la nièce de Benjamin, qui enseigne l’histoire de l’art à l’université. Figure même de l’intellectuelle, elle incarne l’ouverture sur l’Europe et l’égalité sociale, mais illustre aussi la rupture avec la classe ouvrière et la faction gauchisante bien-pensante de la société actuelle. Elle se heurtera à l’intransigeance idéologique d’une étudiante à la suite d’une remarque anodine mal interprétée à l’endroit d’un autre étudiant transgenre, ce qui mettra sa carrière en péril. Jonathan Coe s’attaque ici aux Grands Justiciers Redresseurs de Torts, ainsi qu’il les nomme, qui sévissent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, dans les milieux universitaires, et dans tout autre lieu qu’ils cherchent à contrôler, supposément pour en garantir la sécurité, en multipliant, comme des ayatollahs de la rectitude politique, d’infâmes fatwas. « Il n’y a rien de plus vindicatif, souligne le narrateur, qu’une horde de gauchos en croisade morale quand ils ont repéré une proie. » Et puis il y a Ian, l’ami de Sophie, qui n’a rien d’un intellectuel. Amateur de bière, de golf et de sport télévisé, il fait la connaissance de Sophie lorsque cette dernière est contrainte de suivre un cours de sécurité routière – Ian est instructeur de conduite automobile – sous peine de voir son permis révoqué. Elle trouve en Ian à la fois un apaisement intellectuel et un refuge, mais sa belle-mère, sous les traits d’une vieille femme honorable, vient semer le désordre dans le couple. Helena se révèle viscéralement anti-immigration, voire raciste, ce qui donne lieu à une scène disgracieuse et honteuse que l’on imagine malheureusement avoir cours à Birmingham, comme dans les autres bastions qui ont largement voté pour le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). Enfin, il y a Doug, ex-camarade de classe de Benjamin, journaliste politique qui traque les dérives des Torys sans se priver d’avoir une relation avec l’une de leurs représentantes. Il sera à son tour férocement critiqué par sa fille pour ses propres prises de position coupées, aux yeux de cette dernière, d’une véritable analyse de terrain. D’avril 2010 à septembre 2018, nous suivons chacun d’entre eux, ainsi que des personnages secondaires. Au fil des mois et des années, nous voyons se profiler les inquiétudes de certains face à l’avenir de la place du Royaume-Uni au sein de l’Europe, la montée décomplexée de prises de position conservatrices jusqu’alors non exprimées, le conflit générationnel qui prend ici une teinte toute brexitienne, le fossé qui se creuse entre les différentes classes sociales, entre Londres et les autres parties du Royaume-Uni, bref entre l’Angleterre d’hier et celle que rêvent aujourd’hui d’atteindre tant de migrants en quête de liberté et d’une vie meilleure. Jonathan Coe ne craint d’aborder aucun sujet qui secoue l’Angleterre d’aujourd’hui : les questions liées à la souveraineté nationale, l’immigration, la liberté de circulation, le sentiment de perte de cohésion et d’unité nationales, le chômage endémique, les échanges commerciaux, la rectitude politique, le mouvement #MeToo, etc. Comme, à d’autres moments, il nous replonge dans des épisodes récents, tels les Jeux olympiques de 2012, qui nous rappellent la grandeur qui fut autrefois celle de l’Angleterre. Le chapitre consacré à cet épisode est des plus savoureux à cet égard.
Le roman ne se résume toutefois pas à l’illustration des déboires politiques que connaît aujourd’hui l’Angleterre. Brillamment construit, il plonge au cœur des motivations politiques actuelles, et dans celles des protagonistes qui, chacun à leur façon, doivent affronter les choix de vie se présentant à eux. Un roman assurément des plus réussis qui instruit et distrait intelligemment tout à la fois.
1. Jonathan Coe, Le cœur de l’Angleterre, trad. de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, Paris, 2019, 549 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
L’Angleterre lui faisait l’effet d’un territoire calme et stable. D’un pays en bonne intelligence avec lui-même. L’idée que tant de millions de gens disparates avaient été réunis, rassemblés par une émission de télévision le ramenait à son enfance et le fit sourire. Tout allait pour le mieux. Et la rivière semblait d’accord avec lui, la rivière dont la voix seule rompait le silence, et qui ce soir filait sa course sans âge, bondissait, bouillonnait, joyeuse, joyeuse, si joyeuse.
p. 187
La publication des derniers chiffres de l’immigration eut un effet galvanisant sur la campagne du référendum. Le débat se déplaçait. Il portait moins sur les prévisions économiques, la souveraineté et les avantages de faire partie de l’UE. À présent tout tournait autour de l’immigration et du contrôle des frontières. Le ton aussi avait changé, on y entendait plus d’amertume, d’implication personnelle, de rancœur. Une moitié du pays semblait être devenue farouchement hostile à l’autre.
p. 390
C’est le chaos dans tous les sens du terme, et tout le monde court. Personne ne s’attendait à ce résultat. Personne n’était prêt. Personne ne sait ce qu’est le Brexit. Personne ne sait comment s’y prendre. Il y a un an et demi, ils disaient « Brixit ». Personne ne sait ce que Brexit veut dire.
p. 432