Le cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre ravive inévitablement la réflexion sur cet épisode marquant de l’histoire du Québec. Parmi les nombreux livres consacrés aux événements, les essais Mon Octobre 701, de Robert Comeau (2020), et Fabrications2, de Louis Hamelin (2019), entretiennent une relation polémique. L’un plaide pour une stricte relation des faits, l’autre affirme la supériorité du récit romanesque.
L’Octobre de Robert Comeau
Professeur d’histoire à l’Université du Québec à Montréal de 1969 à 2006, et membre de la cellule Information Viger du Front de libération du Québec (FLQ) en octobre 1970, Robert Comeau aura attendu cinquante ans avant de publier sa version exhaustive des faits. Bien que le livre ait été écrit avec la collaboration de l’économiste Louis Gill, le point de vue sur les événements est exclusivement celui de Robert Comeau, comme en fait foi, en l’occurrence, le titre Mon octobre 70. Or, de la part d’un acteur de premier plan de la crise, et historien de surcroît, on pouvait espérer un témoignage plus éclairant que la juxtaposition de faits connus et de détails accessoires dont est constitué ce livre.
L’historien retrace son parcours de militant de gauche dans le contexte d’effervescence sociale et politique de la fin des années 1960 au Québec. Il milite notamment au Front d’action politique des salariés (FRAP), une organisation politique montréalaise opposée à l’administration du maire Jean Drapeau, et contribue à la production du journal Le travailleur du Comité d’action politique (CAP) Saint-Jacques. À l’automne 1969, un ancien étudiant du Collège Sainte-Marie, où il a enseigné, lui demande de soutenir financièrement le Front de libération du Québec (FLQ). Il accepte d’emblée, sans trop connaître les objectifs précis de cette organisation, ni à quoi servira exactement sa souscription. Il précise s’être progressivement engagé dans le FLQ à partir du printemps 1970, sans expliquer comment est formée la cellule Information Viger ni comment il est amené à rejoindre cette cellule.
Le témoignage de Comeau tend à établir que son implication dans les événements d’Octobre s’est limitée à un rôle de soutien. Outre quelques participations à des cambriolages, il aurait principalement accompli des tâches de communication. « En ce qui me concerne, j’ai rédigé ou retranscrit quatre communiqués du FLQ, dont j’ai aussi assuré la livraison dans les médias, en liaison indirecte avec les cellules Libération et Chénier. Mais je n’ai jamais vu les membres de ces cellules et j’ignorais où ils étaient cachés. » Comeau attribue à cette fonction de liaison le fait d’avoir été surveillé de près par la police, sans jamais avoir été détenu ni inculpé.
Dans un style efficace mais plutôt terne, Comeau aligne dans la plus grande partie de son essai les affirmations et les dénégations visant à mettre en lumière ses nobles intentions et la sincérité de son engagement. Si l’on veut bien croire en sa sincérité, il reste qu’un regard plus distancié aurait fait œuvre plus utile. Lorsqu’il tente de mettre au clair ses rapports avec l’indicatrice de police Carole Devault, l’historien laisse paraître une amorce de conscience de la futilité de certaines considérations :« Depuis plusieurs années, je me suis évertué à contredire l’information provenant de Carole Devault et reprise par de nombreux intervenants, selon laquelle ce serait moi qui l’aurais amenée au FLQ et non elle qui serait venue vers moi pour solliciter son intégration. » Et il ajoute : « Tout compte fait, cette nuance est relative ». Relative en effet, c’est-à-dire sans grande pertinence, puisqu’il avoue avoir continué à fréquenter l’indicatrice et à lui faire des confidences alors qu’il avait des doutes sur ses motivations réelles.
L’essai est également truffé d’énoncés indirects, plutôt de l’ordre du « laisser-entendre » que de l’affirmation nette, au risque d’entretenir le doute chez le lecteur quant à ce que veut réellement signifier l’auteur. Par exemple, concernant la théorie du complot, Comeau rapporte l’avoir rejetée formellement devant la Commission Keable, en 1979, sans fournir aujourd’hui de nouvelles données pour la contrer. Au moment de la même commission, un éditorialiste du journal Le Devoir et d’autres avaient insinué que l’historien pouvait être un agent double. Plutôt que de réfuter définitivement la rumeur aujourd’hui, le principal intéressé emprunte là encore un détour de nature à entretenir la suspicion. « À la suite de ces virulentes attaques laissant entendre que les témoins felquistes récalcitrants avaient pu être des informateurs ou des agents doubles, mon père m’avait demandé si les propos de Leclerc étaient crédibles et si j’avais pu travailler pour les Russes ou les Américains. Je l’avais rassuré en lui disant que je n’avais travaillé que pour le FLQ. »
Un chapitre de Mon Octobre 70, intitulé « Louis Hamelin et la reconstruction de l’histoire d’Octobre », vise à discréditer la vision des événements d’Octobre proposée par le romancier. On se rappelle que Louis Hamelin publiait en 2010 La constellation du Lynx3, un roman où le récit des événements d’Octobre, entre quelques points d’ancrage historiques incontestables, bourgeonne d’imagination et ouvre largement la voie à la théorie du complot. La controverse suscitée par le roman n’a pas nui à son succès, mais Hamelin a tout de même senti le besoin de se justifier avec l’essai Fabrications, publié quatre ans plus tard.
L’auteur de Mon Octobre 70 reproche à Louis Hamelin, d’une part, de livrer une version fantaisiste des événements et, d’autre part, de médire de certaines personnes, dont lui-même, l’ex-messager de la cellule Information Viger. Pour ce qui est de la relation des faits, Robert Comeau prend au pied de la lettre l’assertion formulée par Hamelin dans son essai, selon laquelle la « version officielle » des événements d’Octobre serait une fiction, comparativement à laquelle la version romancée de La constellation du Lynx serait supérieure, plus véridique. Comeau dénonce fermement cette prétention, faisant valoir que la « version officielle » est partagée par de nombreux analystes compétents et s’appuie sur des éléments de preuve tangibles, tandis que Louis Hamelin se fonde avant tout sur son imagination. L’historien, enfermé dans sa logique univoque, cherche en vain à prendre en défaut le procédé littéraire lorsqu’il affirme : « Inutile de dire que d’un point de vue scientifique sa méthode est à proscrire ». Il est en effet inutile de le dire, puisque le roman, du moins dans la phase de sa création, est étranger au domaine scientifique. Quant aux insinuations de Louis Hamelin sur la collaboration de Comeau avec la police et sur le manque de conscience professionnelle de l’historien, qualifié au passage de « felquiste d’opérette4 », on peut comprendre que de telles attaques suscitent la colère de leur cible. À cette enseigne, le romancier a privilégié son besoin de livrer une bonne histoire, sans se soucier du tort causé par sa fiction à des personnages bien réels.
Les « élucubrations » de Louis Hamelin
L’essai Fabrications de Louis Hamelin n’est ni une œuvre littéraire transcendante ni un ouvrage à prendre trop au sérieux. L’écrivain, avant tout romancier, se fait par cet écrit le promoteur d’un certain roman inspiré de faits historiques, genre auquel appartient La constellation du Lynx. On peut y voir un exercice d’autodéfense, comme dans le cas de Comeau, mais réalisé ici avec autrement plus de verve.
De mises en abyme en énoncés aux allures de confidences, Hamelin cumule les anecdotes et les réflexions, toujours dans l’esprit gouailleur qu’on lui connaît. Les rencontres empreintes de mystère avec des « sources », l’achat de quelques bouquins poussiéreux dans une vente de garage tenue par un « lettré local », tout est bon à récupérer par le romancier pour faire de cet essai, aussi, une bonne histoire.
Plusieurs ont qualifié d’élucubrations le récit des événements d’Octobre tels que vus par Hamelin, notamment l’ex-felquiste Jacques Lanctôt5, dans une recension du livre de Comeau. Pour ma part, je trouve dans Fabrications un tissu de contradictions formant un labyrinthe où Hamelin s’amuse à entraîner son lecteur et à se perdre peut-être lui-même. Ainsi, pour illustrer l’irruption toujours possible de l’invraisemblable, le romancier raconte avoir été un jour, tout à fait par hasard, en présence de l’invisible Réjean Ducharme. Précisant ne pas accorder foi aux personnes se targuant d’une rencontre aussi improbable, il demande à son lecteur de le croire, lui, sur parole. Au cœur de son essai, Hamelin se félicite de la supériorité de sa méthode, fondée sur la consultation d’une abondante documentation et de nombreuses sources, par rapport au point de vue limité et subjectif d’un témoin individuel. Fort bien. Mais il néglige de voir dans ce qu’il appelle la « version officielle » une entité polymorphe, l’amalgame d’une diversité de points de vue, auquel son propre récit, un regard parmi d’autres, s’ajoute et vient à terme se greffer. Le romancier se dit de gauche par conviction, mais laisse entendre par ailleurs, en citant le cas de l’écrivain américain Norman Mailer et de ses droits d’auteur « dans les sept chiffres », que l’accès à un certain niveau d’aisance matérielle éliminerait toute faculté de choix moral et provoquerait automatiquement un abandon des idéaux et de l’engagement à gauche.
Enfin, Hamelin défend à bec et à griffes sa liberté de romancier, mais ose édicter à l’endroit de la confrérie certaines limites à ne pas franchir. Selon lui : « mettre sa prose au service d’une pensée officielle, d’une idéologie agréée, serait une déviation contre-nature, pour ne pas dire un crime contre l’esprit ironique de la prose romanesque ». L’auteur de La constellation du Lynx semble ici tenir sa propre démarche en haute estime au point de la considérer comme seule valable. Sans savoir précisément ce que signifie pour Hamelin une « idéologie agréée », je ne vois pas pourquoi la liberté de l’écrivain exclurait l’option de mettre consciemment sa prose au service d’une idéologie faite sienne.
Histoire contre fiction, match nul
L’escarmouche littéraire entre Robert Comeau et Louis Hamelin repose sur un malentendu. La version romanesque d’Octobre vaut avant tout du point de vue littéraire. Le romancier ne devrait pas s’étonner du silence quasi total des historiens patentés au sujet de La constellation du Lynx. Le roman n’est pas de leur ressort. Il ne peut y avoir de réelle confrontation entre le récit romanesque et la chronique historique, puisque l’un et l’autre ne sont pas du même ordre, bien qu’ils contribuent tous deux à construire une certaine image, jamais définitive, de notre réalité.
Pierre Laporte a-t-il été exécuté en octobre 1970 ? Sa mort est-elle un accident, un demi-accident ? Le ministre a-t-il été sacrifié par le pouvoir, qui savait où il était séquestré et ne serait pas intervenu, afin de laisser les terroristes commettre l’irréparable, discréditant ainsi leur organisation ? Ces questions ne sont pas complètement dénuées d’intérêt, mais elles ne devraient pas dispenser de tirer les leçons essentielles de la crise d’Octobre.
Le FLQ était-il une création de la police ? Sans doute pas complètement, mais, en partie, des preuves en ont été produites. Si les événements d’Octobre ne peuvent avoir été entièrement téléguidés, il a été démontré que des individus liés aux événements ont joué le rôle d’informateurs pour la police. Toutefois, déterminer qui étaient les bons et les méchants de l’histoire est d’une importance secondaire. Les forces du maintien de l’ordre établi, tant au sein du pouvoir fédéral canadien que dans l’appareil d’État québécois, ont de toute évidence profité de la crise d’Octobre. Par le fait même, le vaste et profond mouvement d’émancipation tous azimuts alors en marche au Québec en a eu les reins brisés.
Photographie : Crise d’Octobre 1970, soldats devant le parlement de Québec par Claude Robillard
1. Robert Comeau et Louis Gill, Mon Octobre 70. La crise et ses suites, VLB, Montréal, 2020.
2. Louis Hamelin, Fabrications. Essai sur la fiction et l’histoire, Boréal, Montréal, 2019 [PUM, Montréal, 2014].
3. Louis Hamelin, La constellation du Lynx, Boréal, Montréal, 2010.
4. Louis Hamelin, Fabrications, p. 216.
5. « À la fin de son récit, Comeau remet les pendules à l’heure en ce qui concerne les élucubrations et autres divagations de l’écrivain Louis Hamelin. » Jacques Lanctôt, « Son Octobre à lui », Le Journal de Montréal, 19 avril 2020, https://www.journaldemontreal.com/2020/04/19/son-octobre-a-lui.
EXTRAITS
L’évidence de l’infiltration du FLQ par les corps policiers à divers moments de son histoire, et plus particulièrement à partir de 1971, et des nombreux actes de provocation posés par eux, en a mené plus d’un à basculer dans une théorie du complot selon laquelle le FLQ aurait été de part en part une création policière, et ses militants, de simples marionnettes, incapables d’une action autonome.
Robert Comeau, Mon Octobre 70, p. 33.
[L]a cellule Libération [qui avait enlevé le diplomate britannique Richard Cross] a tenté par deux fois de communiquer avec la cellule Chénier après l’enlèvement de Laporte pour enjoindre ses militants de ne pas le tuer, alors que la cellule Chénier avait annoncé sa ferme intention de s’en remettre aux directives de la cellule Libération. Ces deux communications ne sont jamais parvenues à la cellule Chénier, parce qu’elles ont été interceptées par la police, qui s’est abstenue d’en dévoiler le contenu.
Robert Comeau, Mon Octobre 70, p. 205.
Ma condamnation catégorique des actes posés par le FLQ, tant pour leur inefficacité que pour leurs conséquences meurtrières, ne saurait remettre en question la pertinence des objectifs au nom desquels ils ont été posés. […] Je suis aussi déterminé aujourd’hui que je l’étais hier à combattre pour l’indépendance et pour une société fondée sur l’égalité des droits et des avantages.
Robert Comeau, Mon Octobre 70, p. 222.
Entre 2002 et 2010, de l’aube de la quarantaine au demi-siècle d’existence, à part manger, dormir, baiser à l’occasion, faire de la bicyclette, me baigner, ouvrir et refermer des bouquins, courir les bois et boire du vin, j’ai travaillé à un roman dont le sujet principal est la crise d’Octobre.
Louis Hamelin, Fabrications, p. 11.
Au fil de mes lectures et de mes conversations, j’en suis tranquillement venu à la conclusion que la fiction officielle devait être combattue par la fiction.
Louis Hamelin, Fabrications, p. 75.
Je pouvais donc penser le FLQ, c’est-à-dire l’imaginer, le recréer d’une manière ultimement plus compétente, vu la diversité de mes sources documentaires, que la reconstitution ou l’évocation du même mouvement révolutionnaire dues aux souvenirs inévitablement biaisés d’un ou de plusieurs de ses anciens membres. En accord avec le principe de Franceschini [Alberto Franceschini, fondateur des Brigades rouges en Italie], j’avais foi en la supériorité d’une pluralité de points de vue et de postures idéologiques sur l’univocité du témoignage personnel. Supériorité de la vision panoramique sur le champ limité du domaine étroitement biographique. Oui, mon FLQ fictif serait bien aussi réel que le FLQ des felquistes.
Louis Hamelin, Fabrications, p. 132-133.