Relire Chardonne, c’est retrouver une vieille connaissance depuis longtemps perdue de vue. Les historiens de la littérature en firent le représentant et un des fleurons du roman psychologique dans la tradition française issue de La princesse de Clèves. Mais le lit-on encore ? Il est l’un de ces écrivains célébrés en leur temps et remisés dans un purgatoire d’où les éditeurs les ressortent à l’occasion pour leur redonner un peu de visibilité. Voici donc le volumineux Destinées sentimentales1, qui comporte en outre plusieurs très courtes nouvelles (Femmes) et un ensemble d’aphorismes (L’amour c’est beaucoup plus que l’amour). Chardonne a donc pratiqué trois genres qui lui conviennent inégalement.
Fâcheuses proximités politiques
Pourquoi ce long silence éditorial ? Les lecteurs les plus âgés n’ont pas oublié que Chardonne appartient à cette génération d’écrivains qui se sont « compromis » (souvent un euphémisme…) pendant la Deuxième Guerre. À la Libération, ils ont donc eu des comptes à rendre pour une proximité un peu trop affichée avec l’envahisseur allemand. Un comité d’épuration dominé par Aragon aux méthodes expéditives, parfois douteuses, d’obédience communiste, a établi une liste et décrété une interdiction de publier. La justice prenait le relais pour sévir. Dans ce beau monde figuraient Céline (bien entendu, qui opta pour la fuite en Allemagne), Brasillach (fusillé), Drieu la Rochelle (qui choisit le suicide), Lucien Rebatet (condamné aux travaux forcés, peine commuée), Charles Maurras (condamné à la dégradation nationale), Alphonse de Châteaubriant (directeur du journal collaborationniste La Gerbe, condamné à mort par contumace). Il y avait parmi eux des défenseurs de l’idée d’une Europe organisée sous la botte hitlérienne. Il faut cependant distinguer les porte-parole convaincus et militants du nazisme des autres, sympathisants, plus ou moins complices, comme Paul Morand (ambassadeur de Vichy et qui s’exila en Suisse), Jouhandeau, Montherlant, Sacha Guitry, les naïfs et imprudents comme Giono (coupable d’avoir laissé publier un extrait de roman dans La Gerbe). Un trait leur était commun (sauf à Giono) : un antisémitisme virulent qui ne se retrouve pas seulement chez les ténors Céline, Maurras ou Brasillach.
Et Chardonne donc, qui échangeait des lettres avec Morand dont certains passages sont à cet égard éloquents et odieux. Il trouve Pétain « sublime », « le seul grand. Il est toute la France, je vomis les juifs, Benda, les Anglais – et la Révolution française. C’est une grande date que 1940 (sic) ». Il accepta une invitation de Goebbels à se rendre avec d’autres confrères en Allemagne en 1941 (mais il eut un fils résistant et déporté, qui ne marcha donc pas dans les traces paternelles). À la fin de la guerre il fut arrêté, interné, puis, bénéficiant d’un non-lieu, libéré. Il reprit l’écriture jusqu’à sa mort en 1968. On ne finit jamais de s’étonner de tant de haine et d’aveuglement – quand ce n’est, comme chez Céline, d’appels au meurtre – chez des auteurs de livres parfois admirables…
Exigences et réussites du roman d’analyse
Les destinées sentimentales fut d’abord publié en 1934 : près de 500 pages qui se lisent sans ennui, mais la mise en route du récit est laborieuse et flottante entre de nombreux personnages dont on perd de vue l’identité et les rapports, avant que l’histoire (qui a inspiré un beau film d’Olivier Assayas) se centre sur un narrateur participant de deux familles d’industriels qui ont fondé leur fortune et leur rang social sur la production du cognac pour l’une, sur celle de la porcelaine pour l’autre. Il faut en maintenir la qualité exceptionnelle contre vents et marées, car l’époque est lourde de menaces, entre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre : les entreprises connaîtront un déclin irrémédiable. Un roman sur l’époque, donc, mais la peinture sociale s’efface le plus souvent devant la « destinée sentimentale » tourmentée du protagoniste, Jean, et les deux femmes qu’il aime. En fait, le roman s’étale plus qu’il ne se construit. Trop long, trop ambitieux peut-être, comme le protagoniste lui-même. Il contient cependant de fort belles pages, l’évocation d’une nature « civilisée » dans la Saintonge, le séjour bucolique de Jean et de Pauline en Suisse. Monde bourgeois, clos sur ses traditions, ses rites et ses préjugés, qui vit loin des labeurs et misères des ouvriers. La réalité la plus brutale y pénètre avec la guerre de 1914-1918. Le lecteur se dit : enfin l’actualité entre dans ce récit menacé de demeurer en apesanteur, mais cette irruption est littérairement assez maladroite. L’effort de Jean se solde par le désenchantement et sa mort imminente, ce qui le rapproche de nous et le rend émouvant.
La narration, qui suit les méandres compliqués de la relation amoureuse, de la psychologie féminine en particulier, est le domaine de prédilection de Chardonne. L’analyse court parfois le risque du dessèchement et de l’abstraction – que n’évitent pas toujours non plus les premiers romans de Yourcenar. Mais la deuxième œuvre incluse dans cette édition, Femmes, offre le meilleur de Chardonne, plus à l’aise dans le roman court – comme Claire – que dans la fresque sociale. Vignettes aux traits incisifs autour d’une rencontre : tant d’art en deux ou trois pages !
Enfin, L’amour c’est beaucoup plus que l’amour réunit une anthologie de réflexions souvent réduites à des aphorismes dans lesquels la subtilité (dominante) côtoie la banalité (occasionnelle). Le roman psychologique français, et ceux de Chardonne lui-même, a tendance à s’encombrer de vérités générales là où elles n’ont que faire, notamment dans les dialogues, mais Chardonne parle de « ce génie de moraliste que Nietzsche a tant aimé chez les Français ». Lui-même le possède à un haut degré, ce qui n’est pas une mince qualité, et donne à ses romans leurs meilleures pages.
L’écriture peut paraître d’un classicisme un peu suranné mais pleinement assumé, admirable par sa justesse, son économie, son harmonie quasi musicale, apte à suggérer la complexité des rapports humains, le dramatique dont ils sont chargés, parmi les ambiances heureuses et délicates de paysages traités en gris de préférence à des couleurs éclatantes.
Chardonne a été un collaborateur pronazi et antisémite, c’est indéniable. Mais son œuvre conserve un charme, un bonheur d’écriture, une perspicacité dans l’analyse, voire une profondeur tout aussi indéniables. C’est une leçon difficile à accepter que celle offerte par maints écrivains du XXe siècle, quelle que soit l’idéologie à laquelle ils se sont ralliés : on ne peut réduire une œuvre littéraire aux errances et aux méfaits politiques de son auteur…
1. Jacques Chardonne, Destinées sentimentales, Albin Michel, Paris, 2018, 727 p. ; 39,95 $.