En ces temps de pandémie, et partant d’incertitude, on constate sans étonnement que les femmes sont davantage touchées par la crise que leurs compagnons. La calamité mondiale n’a-t-elle pas été baptisée She-cession, ou récession au féminin ? Un terme percutant qui résume combien est (re)devenue inégale et injuste la répartition des revenus entre les sexes, tout comme le partage des tâches et des responsabilités familiales ou scolaires.
Dans son dernier livre, Une planète en mal d’œstrogène1, l’écrivaine féministe Thérèse Lamartine ne traite évidemment pas de la pandémie puisqu’elle a écrit l’essai avant que celle-ci n’éclate, mais elle y aurait certainement intégré − et magistralement défendu − qu’en ces temps difficiles, plus de femmes que d’hommes mettent leur carrière et leurs aspirations en veilleuse afin d’assumer davantage d’obligations domestiques.
Adieu autonomie, bonjour foyer et rôle traditionnel.
Les multiples écoles de pensée féministe varient, modulées entre elles par de grandes ou de subtiles différences. Même pour qui ne partage pas la version du féminisme « radical et universe2 » de Lamartine3, revoir la présente situation des femmes permet de réfléchir aux moyens de bâtir « un solide traité de paix et de liberté entre les hommes et les femmes du XXIe siècle », tel qu’il est formulé en quatrième de couverture.
France Théoret souligne dans la préface avec quelle pertinence Thérèse Lamartine « reformule la nécessaire et difficile marche à la liberté des femmes ». La poète et romancière soutient en outre « [qu’]en troquant la liberté pour l’égalité, le mouvement [féministe] a perdu une partie de son âme », une opinion que ne partagent pas nécessairement toutes les chapelles féministes.
La réflexion que développe l’essayiste Lamartine en quelque 300 pages porte sur l’impérieuse nécessité pour les femmes de poursuivre leur quête, résumée en une image-synthèse : « Tant que la planète sera en mal d’œstrogène, elle sera en mal d’oxygène ».
Divisé en quatre parties, l’ouvrage explore la situation des femmes « après 3 000 ans de gestion des affaires humaines », analyse l’actuelle condition des femmes, puis celle des hommes et propose enfin quelques pistes de solution.
L’autrice conclut : « Ce que nous voulons, c’est la chute de l’empire patriarcal. Rien de moins. Rien de plus ».
« LA VIOLENCE DE L’ARGENT »
Quand Thérèse Lamartine aborde le sujet de l’économie dans le chapitre « La violence de l’argent », elle ne peut qu’établir un accablant constat : « On ne se surprendra pas d’apprendre que les femmes sont de plus en plus surreprésentées dans les emplois les moins sûrs et les moins rémunérés ». Ceci expliquant cela, il est facile de comprendre les raisons sous-jacentes à la présente She-cession, puisque ce sont les femmes qui se retrouvent les premières sans emploi et qui, souvent monoparentales, font des miracles pour assurer logement, scolarisation et nourriture à leurs enfants.
L’essayiste a fait le choix de développer une vision globalisante de la problématique économique et elle préfère parler d’environnement, de mondialisation, d’immoralité financière et du système économique mondial que de micro-économie. Elle analyse et condamne « un système qui crée un maximum de pauvres et un minimum de riches ». Elle n’est pas sans savoir que l’autonomie des femmes passe par l’accès et le contrôle de leurs ressources financières, clés indispensables à leur liberté. Plus loin, n’affirme-t-elle pas d’ailleurs : « Cet accès [au marché du travail] est le passage royal vers l’indépendance des femmes, car sans le sou, il y a forcément sou-mission ».
L’autrice évoque une mesure susceptible d’apporter un peu d’espoir et de fraîcheur dans cet affligeant état des lieux : « Un constat fait dans 162 pays révèle que ‘plus le pouvoir des femmes était grand, plus florissante était l’économie de pays’4 ». Il ne faut pourtant pas oublier à quel point, dans tous les pays et sous tous les types de gouvernement, il semble extrêmement difficile de passer à l’action.
« INFAMANTES PROSTITUTION/PORNOGRAPHIE »
Tout de go et sans gants blancs, Lamartine aborde un sujet brûlant dans « Infamantes prostitution/pornographie ». « Si la prostitution est un métier normal, pourquoi le taux de mortalité des femmes prostituées est-il 40 fois supérieur à celui de la population en général5 ? » La féministe porte un jugement sans appel sur l’attitude des hommes face à la prostitution : « La duperie de la posture patriarcale s’appuie sur le libre choix des hommes qui veulent avoir des vagins ou autres réceptacles féminins à leur disposition. […] Pour ce faire, ils détiennent le pouvoir et le pouvoir de l’argent ». Elle affirme « qu’en regard de sa population, Montréal est la ville qui vend et consomme le plus de femmes en Amérique du Nord ». Aucune citation n’étaye cependant l’énoncé.
L’écrivaine proclame sans équivoque à quel point le corps féminin est souvent, et depuis longtemps, violé, torturé, humilié et réduit à l’esclavage. Elle dénonce, tout en demeurant réaliste et pragmatique : « N’oublions pas. Il devait y avoir un avant et un après-11 Septembre. Il devait y avoir un avant et un après-DSK6. De même, le discours dominant aura-t-il tenté d’imposer l’idée […] qu’il y aura un après-Weinstein […]. Il n’y aura pas d’après-Weinstein, ni d’après-Rozon au Québec […]. Ce que l’on peut attendre en revanche est une accélération des dénonciations, à Hollywood et partout ailleurs dans toutes les sphères d’activités ».
Lamartine a vu juste. Elle n’hésite pas à se référer à Andrea Dworkin : « [c]elle dont l’authenticité et la quête de vérité n’ont d’égales que son courage et son audace, fouette nos peurs dont nous sommes quelquefois les orfèvres. Le féminisme exige précisément ce que la misogynie détruit chez les femmes : une bravoure sans faille pour affronter le pouvoir masculin ».
Depuis quelques années naissent des prises de position contre les violences faites aux femmes, des mouvements qui ont entre autres noms Femen, Pussy Riot, Hyènes en jupons ou #MoiAussi. Récemment, les dénonciations d’agressions présumées se sont multipliées au Québec sur Instagram.
« TUER DIEU POUR NE PAS MOURIR »
« Aucune religion monothéiste, ni aucun mouvement spirituel ou philosophique n’a accueilli les femmes dans ses premières loges », exprime clairement l’essayiste dans « Tuer Dieu pour ne pas mourir ». Elle pourfend les religions monothéistes − christianisme, islam et judaïsme −, là où « les femmes sont jugées trop impures pour se voir reconnaître le droit de consacrer leur vie au sacré ». Elle n’est guère plus tendre avec d’autres religions, tels le bouddhisme, l’hindouisme ou le sikhisme, ou encore avec « la dictature de l’actionnariat ». Elle conclut : « [S]i l’humanité veut survivre, il lui sera essentiel d’explorer une troisième voie7, où convergeront la parité des sexes, un réel partage de la richesse […], une quête inlassable […] vers l’égalité des chances ».
Dans le même chapitre, Lamartine condamne l’islam avec énergie sinon âpreté. Elle considère que « [l]’islam est sans contexte le seul système politico-religieux contemporain qui, au nom de sa foi, répand le sang partout sur la planète ».
Elle poursuit sa démonstration dans « Les femmes en islam » en expliquant à quel point, selon elle, « [l]a morale musulmane, censément façonnée dans la bonté et la piété, s’accommode à la perfection des délits les plus ignobles contre les femmes ». Elle donne de nombreux exemples de crimes et d’horreurs advenus au nom de l’islam autant au Québec qu’ailleurs sur la planète et affiche son désarroi : « La force militante de son idéologie fallacieuse laisse stupéfaite ».
Lamartine ne peut que conclure son plaidoyer par une affirmation forte : « Résumons. Plus les femmes se tiennent loin des religions, mieux se porte leur liberté ».
« JAMAIS SANS LES HOMMES »
L’écrivaine demeure confiante dans une possible évolution des relations entre hommes et femmes. Elle est convaincue qu’il y aura un changement, lequel peut paraître impossible et improbable à première vue. Elle résume son espoir et sans doute son rêve : « [E]st-ce utopique de juger que la parité parfaite entre les sexes, conjuguée à une égale liberté, devrait favoriser un rééquilibrage des forces, et nous éviter les excès et démesures qui ont émaillé l’histoire humaine sans discontinuer ? »
Inspirée par Andrea Dworkin qu’elle cite à nouveau dans « Pour la suite de la liberté et du monde », Lamartine revendique l’arrêt des violences contre les femmes, qui sont, hélas, d’une brûlante actualité, violences d’ailleurs accrues en ces temps de pandémie. Selon Dworkin : « Nous devons empêcher les hommes de faire mal aux femmes dans la vie quotidienne, dans la vie ordinaire, à la maison, au lit, dans la rue et à l’École polytechnique8 ».
Dans « Jamais sans les hommes », l’essayiste tend la main à ces derniers : « Quand les hommes lucides admettront-ils ce constat simple : leur gestion du monde ne va pas. La question qui en découle : est-ce que d’en avoir exclu la moitié du monde a quelque chose à y voir ? » Elle persiste et signe dans « I have a dream » : « [L]’abolition du patriarcat, nous le savons aujourd’hui, n’adviendra qu’avec le concours des hommes qui comprennent très bien qu’une poignée d’entre eux seulement assujettissent et dominent la majorité des êtres humains ».
Si l’essai de Thérèse Lamartine peut parfois pécher par manque de fluidité et si le lecteur peut quelquefois s’égarer dans les constats et les redites, l’audacieux et exhaustif travail de recherche et d’analyse qu’on y observe débouche bel et bien sur un grand traité de paix entre femmes et hommes. Osons en tirer profit.
* Photo : Pierre Beauchesne
1. Thérèse Lamartine, Une planète en mal d’œstrogène. Femmes et hommes du 21esiècle, M éditeur, Saint-Joseph-du-Lac, 2020, 305 p. ; 28,95 $.
2. Féminisme radical : « Qui va à la racine dans le but d’éradiquer le patriarcat et les systèmes d’oppression et de hiérarchie qui s’en inspirent tels que le capitalisme, l’hétérocentrisme, le racisme ou l’impérialisme » (sisyphe.org).
3. Selon l’écrivaine et poète féministe France Théoret, qui signe la préface d’Une planète en mal d’œstrogène.
4. « Les femmes sont-elles plus morales que les hommes ? », Catherine Portevin, Philosophie magazine, 2012.
5. Une culture d’agression, Richard Poulin, M éditeur, 2017.
6. Dominique Strauss-Kahn (DSK), dont l’ascension professionnelle et politique s’est arrêtée en 2011, lors de son arrestation pour tentative de viol sur une employée d’hôtel à New York.
7. Une troisième voie, soit : « entre les fous de Dieu et les fous de la finance ».
8. Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, Andrea Dworkin, Remue-ménage et Syllepse, 2017.
EXTRAITS
Tombent les femmes au lit ou au travail, sur la rue, au sein de l’armée, dans la maison familiale, voire dans la maison d’hébergement où elles ont trouvé refuge. Impossible de décliner tous les lieux où elles se trouvent en danger. De fait, partout. Depuis quelques années, il ne se passe pas un mois sans qu’une figure masculine connue, influente sur la scène internationale, ne soit accusée d’agression ou de harcèlement sexuel, de viol, de pédocriminalité ou de meurtre à l’endroit d’une ou de plusieurs filles et femmes. Aucun champ d’activités n’est épargné.
p. 31
Elle n’a pas de frontières. Ni géographiques ni culturelles. La misogynie règne partout depuis des temps si lointains qu’elle a été fusionnée dans nos corps et nos vies, et que sa démonstration s’avère aujourd’hui encore des plus ardues, et si difficilement crue. Des hommes en sont atteints au plus haut degré. Des femmes aussi.
p. 104
Je rêve du jour où les hommes qui partagent nos volontés de liberté et nos luttes prônant la paix, la justice, la parité se rangeront à nos côtés. Je rêve du jour où les hommes qui, de leurs multiples lieux de pouvoir, observent des comportements contraires à l’éthique humaine, rompront le silence et divulgueront leurs secrets de médecin, de juriste, d’ouvrier et de courtier, de politique, de professeur, de journaliste, d’économiste ou d’artiste.
p. 167
Le féminisme demeure l’unique antidote connu pour contrer cette sévère névrose collective qu’est la misogynie. À l’évidence, contrer n’est pas abolir et jusqu’ici, les succès féministes sont invariablement suivis d’un ressac qui en réduit l’effet positif. C’est dire qu’un antidote ne suffit pas. La preuve est accablante et démontre qu’il est temps de donner de la hauteur à la politique de l’égalité. Au-delà de l’égalité, bien au-delà, il nous faut non pas revendiquer, mais prendre notre liberté.
p. 249