Il est plus facile d’admettre la mort quand on observe les étoiles.
Andrée A. Michaud, Rivière Tremblante
Dans mon village natal, je vivais heureux entre deux temps diluviens mais bien à l’étroit dans un espace euclidien. Pour ma vie aléatoire, cela suffisait : j’étais alors riche de rêveries et ravi par les traces objectives des anciennes vies relevées au hasard de la réalité.
Déjà, j’imaginais la vie qui, au Cambrien, s’était diversifiée en des dizaines de phylums, phylums qui ne sont pas tous parvenus jusqu’à aujourd’hui, loin de là ; divers cataclysmes cosmiques ou terrestres ayant, à de nombreuses et funestes reprises, ravagé les âges géologiques. Je lisais avec passion les mensuels La Recherche et Scientific American tandis que je m’escrimais, entre deux lectures et moult spéculations, sur une machine à coudre industrielle dans la banalité infernale d’un atelier de confection de vêtements. Jusque tard la nuit, je méditais sur les dernières découvertes en paléontologie et surtout sur celles de la faune étrange des schistes de Burgess. Souffle coupé, je m’extasiais devant la description presque surréaliste d’animaux baptisés de noms aussi étranges que Hallucigenia, Naraoia, Opabinia, Pikaia ou encore Wiwaxia. Puis, à la moindre occasion, toujours à l’orée de mes rêves, je griffonnais avec fureur réflexions, flashs et spéculations dans un carnet taché d’huile à coudre. Ainsi, dans mes nuits d’insomnie, j’étais heureux de créer au-delà de la plate réalité qui ne pouvait pas m’éteindre.
Connue sous le nom scientifique de Burgessia, la faune des schistes de Burgess prospérait au Cambrien moyen, il y a quelque 530 millions d’années. Ces invertébrés primitifs, avec leurs adaptations spécialisées, sont d’une très grande utilité pour élucider les débuts de l’évolution du règne animal. Comme je le soulignais ci-haut, les nombreuses espèces apparues lors de cette période n’ont généralement pas réussi à s’imposer ; les animaux qui devaient ensuite prédominer dans l’histoire géologique occupaient alors une position mineure dans l’écosystème. En effet, un observateur aurait eu du mal à prédire quels groupes d’animaux avaient les facultés d’adaptation nécessaires à une réussite biologique à long terme. Dans ces temps immémoriaux comme encore aujourd’hui, la prédation et la sexualité jouèrent un rôle de premier plan pour la suite de la vie, mais ces deux facteurs ne constituèrent pas des éléments décisifs dans l’évolution de la vie terrestre.
Dans le même temps, je m’intéressais aussi aux âges mystérieux et ténébreux qui virent des extinctions massives de la vie terrestre, dont la plus célèbre demeure celle des dinosaures survenue il y a environ 65 millions d’années. Puis, au fil de mes lectures, je tombai sur un article du paléontologue Stephen Jay Gould dans lequel il développait sa fascinante théorie des équilibres ponctués. Celle-ci avance que la vie évolue dans un état d’équilibre relatif entre deux décimations. L’évolution de la vie ne progresserait pas selon une diversité croissante, mais par diversification et… décimation, c’est-à-dire par élimination aléatoire et gratuite des espèces, de haut en bas de la chaîne alimentaire. À ce jeu probabiliste, les survivants ne sont pas nécessairement les « meilleurs » mais les plus « chanceux ». Cette théorie de Gould servit de toile de fond à la trilogie de Décimations1.
Bien sûr, à l’époque, j’étais également attentif à la théorie de Luis et Walter Alvarez sur la disparition des dinosaures. L’abondance d’iridium dans la mince strate géologique du Crétacé-Tertiaire prouvait que la présence de cet élément, rare sur Terre mais abondant dans les météorites, expliquait leur disparition par la chute de l’une d’entre elles. Plus tard, la découverte d’un énorme cratère d’impact à Chicxulub, dans la péninsule du Yucatán, confirma l’intuition géniale des deux chercheurs.
Ainsi va la vie ?
Dans les vies étranges et surréalistes du passé antédiluvien, je voyais des espèces triomphantes et dominantes disparaître en un éclair avant de recommencer un autre cycle de la vie avec des espèces plus chanceuses que d’autres. Toujours. Et il en sera ainsi jusqu’à l’usure de la Terre. Jusqu’à l’épuisement de la vie. Ou la dégénérescence complète du code génétique. Dans mon esprit survolté, ce n’était pas seulement un autre cycle de vie dans un éternel recommencement, plutôt celui d’une impérieuse défectuosité, d’une redondante erreur de construction en avance sur la mort, mais toujours avançant vers la mort. Enfin, je trouvais insupportable le phénomène miraculeux de la vie se répétant pendant des milliards d’années, pour toujours se retrouver fossiles et os broyés dans le vaste cimetière de la Terre, avec ou sans l’épitaphe signée par des météorites anonymes ou des volcans furieux.
Tout ça pour ça !?
Quoi !? Tout ça pour ça !? Inadmissible ! Tout simplement inadmissible ! Quel immense et infini gaspillage de ressources et d’énergie vitale ! La vie, avec ou sans plan divin, aurait pu alors évoluer en assimilant les mutations positives du bonheur tout en demeurant sur la route d’une éternité certes toute relative, mais toujours en direction d’un authentique oméga. Et voici que nous restons encore là en train de tourner autour d’un alpha centripète promis à quelque trou noir indétectable. Cette éternité nous aurait permis de goûter à la joie enfin pérenne et de profiter du bonheur de vivre en paix avec la vie, parce que dépouillée de la nécessité d’accaparer chez l’Autre l’énergie essentielle à la survie. Car il faut savoir que, plusieurs centaines de millions d’années avant l’apparition de la faune radiative de Burgess, la conservation et la reproduction de la vie connurent un tournant décisif. La conservation déboucha sur la prédation tandis que la reproduction sexuée supplanta la reproduction asexuée. Depuis ce temps, même au cœur de nos vies défectueuses, il y a le vol, le chantage, l’appropriation, l’extorsion par les parasites opportunistes et les fous du pouvoir. Pour la vie obsédée par la survie, il s’agit de prendre à l’Autre l’énergie nécessaire, toute l’énergie nécessaire et sous toutes ses formes. Partout. Et partout dans l’univers, il existe des insuffisances à combler ou à satisfaire. Comme l’espace terrestre est et sera à jamais un lieu de déséquilibres permanents, la vie recherchera toujours l’énergie manquant à son mouvement perpétuel devant toujours, malheureusement, être alimenté avec d’autres vies. Oui, la vie a inventé la prédation pour des raisons… thermodynamiques, car l’énergie se dissipe avant de se retrouver ailleurs dans une autre structure dissipative, vivante ou pas. Ainsi elle « divergea » en créant l’Autre. Ainsi l’économie naturelle obligea la vie à se nourrir d’autres vies… afin de survivre. En quelque sorte, la vie devint « l’ennemie de la vie ». Enfin, je m’interrogeais : Depuis que nous savons la disparition catastrophique des dinosaures qui dominaient à l’époque toutes les niches écologiques, connaîtrons-nous aussi la fin des mammifères ?
Je voyais maintenant l’évolution comme une perpétuelle lutte pour l’éternité, mais une lutte que l’humanité ne pourrait jamais remporter de par la structure bancale de son évolution biologique, malgré notre gros cerveau que nous ne méritons pas eu égard à ce que nous en avons fait depuis l’apparition de la conscience.
Réaliste, je suis
Elle s’est contentée, la vie, d’un minuscule enclos terrestre, car voilà quand même chose merveilleuse, pour ne pas dire miraculeuse, dans le sinistre et infini spectacle d’un univers froid et désert malgré le feu des étoiles et la lumière des galaxies. Et l’humanité persiste dans ses petites croyances comme dans ses grandes et cruelles indifférences. Et l’humanité s’y accroche sans jamais essayer de les dépasser, car ainsi elle clôturera son affreuse zone de confort, oasis tranquille dans un camp de décimations où s’épivardent les lâches, les peureux et les péteux qui rejettent toujours leurs échecs ou leur insignifiance sur les créateurs, les défricheurs, les génies, les visionnaires et les voyants. Tous des envieux je vous dis. Tous des jaloux je vous crie ! Toute cette masse informe et visqueuse qui hait la beauté, la grâce, la grandeur, le dépassement de soi. Toute cette humanité heureuse de végéter en vastes théories dans les ruelles mal famées de la mondiale médiocrité.
Conclusion ou véritable évolution ?
Cela m’a pris du temps, du temps extraordinaire avant d’arriver à l’écriture de ma trilogie Décimations, publiée aux Écrits des Forges, maison d’édition vaillamment dirigée, à l’époque, par l’ami Bernard Pozier et sa compagne, la regrettée Louise Blouin.
C’était après l’écriture de Miguasha, après celle de « Burgess » publié dans Le désir de la production. Avec cette trilogie, j’étais arrivé au bout de certaines de mes visions comme de mes spéculations. Maintenant je voyais la Terre tourner en distribuant ses variations génétiques dans des millions d’espèces, et l’énergie dans des milliards de vies. Je voyais des dieux odieux s’arrêter dans l’empyrée pour mieux contempler une humanité empêtrée dans son code génétique et ses contraintes naturelles qui ne peuvent aller nulle part, sauf dans d’autres vies qui connaîtront à leur tour souffrance et silence, avec en prime quelques mutations aléatoires ou d’incertaines variables d’ajustement à tout nouvel environnement. Oui, cris d’agonie des chairs toujours en conflit, silence devant un ciel d’où redescend toujours l’usure. Et nous essayons par mille moyens d’échapper à la matière insuffisante et à la vie terrestre défectueuse qui s’inclinent et déclinent sans jamais pouvoir résoudre l’équation de la présence et le problème de l’amour qui pourrait enfin nous porter à aimer l’Autre au lieu de le dévorer. Enfin, qui sommes-nous ? Est-il possible de vivre en paix dans un même corps et un même cœur ? La réponse se trouve peut-être du côté de l’ataraxie, mot qui signifie pour les stoïciens « état d’une âme que rien ne trouble ».
Oui, il faut libérer la vie de la nature responsable du détournement de sa fantastique finalité créatrice.
Et j’aimerais vous dire que je crois en tout ce qui vit et existe sans jamais m’identifier aux êtres et aux choses réifiées par le pouvoir. Ici, il n’est pas question de perdre ma vie en la vivant médiocrement.
1. La fin des mammifères, L’humanité véloce et Ataraxie.