« En relisant le journal ou les carnets d’un écrivain de qui je me sens proche, j’ai le sentiment d’entretenir avec lui des liens d’une amitié profonde », confie André Major dans Les pieds sur terre. Carnets 2004-20071, son plus récent carnet. C’est un peu le sentiment que j’éprouve lorsqu’à mon tour j’emprunte les mêmes sentiers.
Le sentiment d’amitié, ou sans doute plus justement nommé de complicité, repose avant tout sur une certaine communion de pensée, d’esprit, sur le fait de se surprendre à esquisser, en lisant les carnets d’un auteur, des sourires de connivence et, pourquoi pas, d’éprouver par moments certains mouvements d’humeur, voire des désaccords. Les pages cornées, comme les passages soulignés et les annotations, sont autant de preuves d’amitié.
Le présent carnet, le cinquième depuis qu’André Major a entrepris leur publication avec Le sourire d’Anton ou L’adieu au roman, en 2012, couvre quatre années, soit de 2004 à 2007. Un sentiment d’apaisement, déjà perceptible dans le carnet précédent, s’impose peu à peu, ce que reflète le titre, calme et posé, Les pieds sur terre, qui cerne fort justement à la fois le propos et la démarche qui animent l’auteur. « Ce goût que j’ai de noter, souvent associé à la promenade ou à la lecture, tient au fait que je tire un plaisir très vif des mots qui expriment le plus justement possible ce qui me traverse l’esprit, parfois de manière impromptue. » Voilà en quelque sorte résumé le projet auquel se consacre André Major depuis quelques années. Revisiter ses carnets, en extraire ce qui lui paraît mériter d’être partagé, trouver l’expression juste. Le travail de réécriture comme la distanciation favorisent la profondeur, la mise en perspective et l’épanouissement de la pensée. Les réflexions, les lectures, les notes qui se retrouvent en ces pages s’inscrivent à nouveau dans une démarche de consolidation d’une pensée, vivante et en mouvement, qui cherche avant tout à poursuivre l’exploration du monde extérieur et intérieur pour l’analyser, certes, mais également pour en déceler la beauté et la partager. « Qu’un peu de beauté ou qu’un brin de vérité apparaisse dans le discontinu de ces carnets, je ne demande rien de plus. »
Nombre d’auteurs qu’il revisite, dont Robert Walser, Paul Morand, Paul Nizon, Witold Gombrowicz, André Gide, Paul Léautaud, pour ne nommer qu’eux, ont également laissé des carnets ou des journaux ; ce qui l’amène, en s’appuyant sur sa propre pratique, à évoquer les ressemblances et les différences entre ces deux formes d’écriture : « Il en va du carnet comme du journal : l’auteur y chemine à la remorque de ses humeurs de lecteur, des rêves qu’il cultive, des pensées qui lui traversent l’esprit ou des événements qui l’affectent ». Bien que l’auteur oscille entre les deux, l’appellation « carnet » convient toutefois sans doute mieux à sa démarche. Major se qualifie avant tout de noteur invétéré, ayant « toujours éprouvé le besoin d’écrire pour faire écho à ce qui ponctue [s]a vie ». Il poursuit : « Et si je persiste à jouer sur les deux tableaux, c’est pour que le lecteur retrouve non seulement l’homme qui lit et réfléchit, mais aussi l’homme immergé dans la vie quotidienne ». Et c’est ainsi que, au fil des jours, le lecteur l’accompagne, témoin des joies et des épreuves que la vie réserve à chacun.
À maintes reprises, André Major souligne ne plus écrire qu’en marge d’une œuvre qu’il aurait laissée en plan, œuvre de fiction s’entend. Ces carnets n’en constituent pas moins une œuvre littéraire à part entière qui, espère-t-il, lui survivront, au même titre que toute autre trace de notre passage ici-bas. « Je n’aspire plus qu’à devenir un simple vivant, toujours nourri de lectures et trouvant dans l’accomplissement des tâches quotidiennes une constante satisfaction, même si j’accepte encore mal l’idée que l’existence est imparfaite et périssable – ce qui explique peut-être le besoin que j’ai toujours de laisser derrière moi quelque chose qui dure et me survive. »
Son bâton de marche à portée de main, André Major entrevoit la perspective de vieillir sereinement. L’homme, hier encore engagé sur plusieurs fronts, accueille aujourd’hui le passage du temps avec sagesse, choisit les lectures, voire les relectures, qui nourrissent tout à la fois l’esprit et l’âme, se veut présent aux êtres qui lui sont chers, dont ses petits-enfants, qui sont source constante d’étonnement et de bonheur. Plus que jamais disponible aux longues promenades en forêt et aux travaux manuels, à toutes activités qui ont pour rôle et fonction de lui permettre de garder « les pieds sur terre », il chemine à son rythme. Et poursuit une œuvre hors des sentiers battus et de la nouveauté, en restant fidèle à ce qui l’anime : « J’ai beau vouloir m’en passer pour vivre tout bonnement, les mots m’accompagnent toujours, que je marche, que je lise ou que je rêve ». Ce dont nous ne pouvons que nous réjouir en attendant la suite.
* André Major ©Ginette Major.
1. André Major, Les pieds sur terre. Carnets 2004-2007, « Papiers collés », Boréal, Montréal, 2020, 259 p. ; 28,95 $.
EXTRAITS
Je ne suis pas de ceux qui attendent quelque chose, que ce soit du passé ou de l’avenir. Mon seul désir est de vivre au jour le jour, en recourant aux mots qui me ramènent au cœur du monde vivant. Cela peut suffire à l’écrivain qui se tient à l’écart.
p. 220
L’écriture n’est que l’effet secondaire de ma promenade.
p. 57
Le plus difficile n’est pas d’élaguer ou de polir, mais de choisir ce qui mérite d’être conservé et traité. Chaque note suppose une relecture critique et un jugement plus ou moins définitif.
p. 103
C’est avec la même lenteur que j’avance dans la révision de mes carnets, saisi par moments d’un doute qui m’amène à me demander quel intérêt auront, dans dix ou vingt ans, ces pensées, ces émotions ou ces descriptions que je m’évertue à restituer aussi fidèlement qu’elles me sont venues.
p. 126
Ces carnets, si j’y reviens inlassablement, c’est pour le plaisir très simple, un peu égoïste, de retrouver l’espace de l’écriture, histoire de cerner de près ce que je vois ou ce que je vis, et de le faire avec les mots justes, qui toucheraient le cœur du lecteur, ou son esprit, ou même son âme.
p. 173