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Lorsqu’il disparaît en décembre 1966, Pierre Nothomb a derrière lui une double carrière d’homme politique catholique et d’écrivain-poète qui a connu la consécration littéraire. Si son parcours politique a déjà bien été commenté, c’est moins le cas pour nombre de ses œuvres à la qualité et aux aspects aujourd’hui méconnus, surprenantes par leur volonté visionnaire et rassemblant les thèmes aboutis d’une vie d’action et de réflexion.
Germination à l’orée du siècle
Pierre Nothomb naît à Tournai le 28 mars 1887 au sein d’une famille comptant de nombreux hommes de droit et d’État, dont certains ont joué des rôles prééminents dans la création de la Belgique et dans sa gestion ultérieure. Suivant le parcours de ses ancêtres, il étudie le droit à l’Université catholique de Louvain, d’où il sort avec le titre de docteur en droit en 1910. Durant ces années d’études paraissent ses premières œuvres et contributions, notamment dans la revue Durendal, créée à la fin du XIXe siècle et faisant office de catalyseur intellectuel pour des jeunes du Parti catholique, force politique la plus puissante du royaume à cette époque.
Son premier recueil, L’arc-en-ciel (1909), reprend ses poèmes de jeunesse, aux thématiques teintées de préoccupations chrétiennes et à la prosodie classique. Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, il se marie, exerce la profession d’avocat au barreau de Bruxelles et publie quelques poésies. Il nourrit alors l’envie de se projeter plus avant dans la littérature.
Effervescences de l’exil
Au commencement de la guerre, en 1914, il part en exil en France avec le gouvernement belge, qui s’établit au Havre (Sainte-Adresse), où il suit le ministre de la Justice Henry Carton de Wiart (1869-1951), également écrivain, qui a été son maître de stage en tant qu’avocat et qui restera l’un de ses plus grands amis. Pierre Nothomb y excelle en étant chargé par le gouvernement de rédiger des œuvres de propagande valorisant les positions de la Belgique. C’est là que s’enclenche chez lui une dynamique dans laquelle la plume se met au service des idées patriotiques. Les essais suivants, parus durant cette période, se veulent œuvres d’appui politique et de soutien moral à l’armée et à la population belges dans l’effort de guerre général : La Belgique martyre (1915), Les barbares en Belgique (1915), La bataille de l’Yser (1917). C’est cette réputation d’écrivain de guerre, tout comme celle du politicien nationaliste catholique à venir dans l’entre-deux-guerres, qui restent aujourd’hui les plus associées à son nom.
En France, il entre notamment en relation avec Maurice Barrès, qu’il voit à plusieurs reprises et dont l’influence va imprégner durablement sa production littéraire, au point qu’il sera même surnommé le « Barrès belge ». Pierre Nothomb s’inspire largement de principes barrésiens, comme l’exaltation de « la terre et des morts » ou l’enracinement, et va développer progressivement une personnalité d’écrivain de l’histoire et de géographe lyrique réalisant l’éloge transcendant des lieux.
Sens du pays et enracinement
Après la guerre, il vit un temps entre la Belgique et la France en publiant plusieurs livres à Paris, dont une étonnante science-fiction chrétienne, La rédemption de mars (1922). C’est de ce moment que dateraient les premières rencontres, desquelles naissent des liens d’amitié durables, avec entre autres François Mauriac, Robert Vallery-Radot, Francis Jammes ou Georges Bernanos.
Politiquement, l’énergie et la méthode déployées en exil ne le quittent pas. En Belgique, Pierre Nothomb se montre très actif, notamment à Bruxelles, et défend durant les années 1920 un programme nationaliste en multipliant les créations de mouvements ainsi que les publications servant directement ou indirectement la cause : en quinze ans, près d’une quinzaine d’essais et de romans historiques. Les romans « nationaux » narrent des événements marquants de l’histoire du pays, comme son cycle pour lequel il reçoit le Grand Prix littéraire du centenaire de la Belgique en 1930, composé des titres Le roman de 1830, Les trois saisons de 1830 et Le pont de Waelhem. Il voit la Belgique comme un « pays d’Entre-deux », héritier de l’ancienne Lotharingie, où cohabitent depuis des siècles des peuples latins et germaniques partageant une singularité entre les blocs allemand et français, et constituant à ce titre un carrefour unique de cultures et de langues. Ce serait une véritable vocation historique et même géologique qui régirait la forme que prend le royaume dès 1830. C’est cela Le sens du pays, titre d’un essai publié également en 1930.
Ses initiatives publiques, bien qu’ayant joué un rôle dans la vie politique de ces années-là, n’ont pas produit leurs fruits ; le constat de ce demi-échec le pousse à chercher une nouvelle terre d’élection.
En 1932, il s’implante dans le sud du pays en province de Luxembourg, sur la terre de ses ancêtres, où il déclare « reprendre racine », et acquiert le château du Pont d’Oye à Habay-la-Neuve. Dans cette demeure au passé légendaire qui borde l’une des plus grandes forêts de Belgique, il s’installe avec sa seconde épouse (veuf en 1926, Pierre Nothomb l’a rencontrée grâce à Bernanos), et les plus jeunes de ses treize enfants y grandiront. Il en fera l’endroit propice à l’entretien d’un solide milieu littéraire local, national et aussi étranger.
D’emblée, il prend de nombreuses initiatives culturelles et enclenche pour lui-même un processus d’enracinement. Dans les années 1930 paraissent alors une série d’écrits historiques à thématiques « régionalistes », toujours teintés de « barrésisme », dont les romans Les dragons de Latour (1934) et La dame du Pont d’Oye (1935). Il connaît en même temps un grand succès avec la monographie Le roi Albert(1934), un hommage au roi des Belges paru quelques jours seulement après le décès accidentel de celui-ci, qui s’écoule immédiatement à près de 50 000 exemplaires. À ce moment, le Parti catholique connaît des tensions causées par l’apparition de grandes divergences, et Pierre Nothomb tente de jouer, en vain, un rôle de conciliateur. En 1936, il parvient à se faire élire au Sénat de Belgique comme représentant catholique du Luxembourg, siège auquel il sera réélu jusqu’en 1965.
Son château, situé sur la dorsale géologique des bassins versants de la Meuse et du Rhin, vue par l’auteur comme le symbole lotharingien et qu’il nomme La ligne de faîte (titre d’un essai de 1944 explicitant sa pensée géopoétique), est le lieu où vont être composées la plupart de ses œuvres magistrales. C’est aussi non loin de là qu’il cofonde en 1937 la « bénédiction de la Forêt », une cérémonie d’hommage à la nature toujours célébrée aujourd’hui, mêlant à l’événement du culte des interventions littéraires et artistiques (voir photographie en tête d’article), et incarnant la fascination du poète pour les potentialités mystiques de l’immense étendue boisée toute proche.
Visions d’après-guerre
Après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il a vécu un temps en France puis est revenu s’installer dans une petite maison au pied de son château occupé par les Allemands, Pierre Nothomb publie les romans les plus aboutis de sa carrière en même temps qu’il renaît poétiquement. Son élection le 1er décembre 1945 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ainsi que sa désignation en 1955 comme délégué de la Belgique à l’Assemblée générale de l’ONU à New York correspondent à des consécrations professionnelles.
À la toute fin de la guerre paraît, sous le pseudonyme d’Henri Créange, Le prince d’Olzheim (1944), le premier tome d’une série de cinq romans appelée Le cycle d’Olzheim (1944-1960). C’est sa grande œuvre, qui suit les péripéties du prince fictif Jean-Lothaire d’Olzheim, dernier descendant de Charlemagne régnant sur un petit territoire situé à l’est de la Belgique, dans les intrigues qui agitent l’Europe du milieu du XXe siècle. Dans ce cycle de romans-chroniques historiques et géopolitiques, l’auteur souligne de manière poétique et prophétique le rôle que doivent jouer les « pays d’Entre-deux » de l’ancienne Lotharingie dans la nécessaire (re)construction de l’Europe. Tout cela au moyen d’une myriade de situations et de personnages inspirés par l’imagination conjointe du politique et de l’écrivain-poète, démontrant sa maîtrise de l’art romanesque.
Car l’heure est à la constitution progressive de la Communauté européenne et Pierre Nothomb dépasse le nationalisme belge pour chercher dans le fonds historico-géographique européen la clé de voûte culturelle jugée essentielle au futur ensemble, comme dans L’Europe naturelle, un essai paru en 1960. Aussi, il étend ses réflexions civilisationnelles en s’intéressant à l’Amérique du Nord et à ses habitants, particulièrement dans un curieux récit mystique rédigé alors qu’il fréquente les Nations Unies, intitulé Dieu à New York (1957), où il déclare notamment : « L’histoire de l’Europe leur appartient comme à nous ».
« Mon église, c’est la forêt ! »
Enfin, ses vingt dernières années sont celles que les critiques et lui-même qualifient de « seconde maturité poétique » (la première maturité correspond au premier quart de siècle, à la poésie encore inaboutie, un peu hésitante et formelle), caractérisée par le travail d’un intense rapport à la nature, principalement sous la forme d’un christianisme que l’on pourrait qualifier de « révisé ». Pratiquement, la bénédiction de la Forêt, qui s’institutionnalise, peut incarner cette aspiration. En 1953, Pierre Nothomb laisse même dire à l’un de ses personnages de théâtre dans une pièce jouée pour l’occasion : « [M]on église, c’est la forêt ! » (Le nouveau miracle de saint Hubert, 1953). L’événement prend de l’ampleur et, chaque année, l’écrivain-poète tient à recevoir une personnalité littéraire belge ou étrangère devant s’exprimer sur un sujet lié à la nature : Maurice Genevoix est l’invité de marque de l’année 1957 ; en 1963, c’est le poète Camille Lecrique qui est accueilli.
Forêts, 1957 ; Arbres du soir, 1962). Mais c’est dans L’été d’octobre (1963) que le poète atteint le sommet de son art et dans Le buisson ardent (1966), sa dernière anthologie (1957-1966) où il remanie certains recueils, que son évolution mystique apparaît d’un bloc.
Initialement, le poète chrétien pouvait être conditionné à admirer les manifestations de la nature comme résultant de l’œuvre divine. Mais, dans l’après-guerre, il s’émerveille des théories du théologien Pierre Teilhard de Chardin, qu’il a rencontré, postulant une révolution dans la conception du monde, influencée par le progrès scientifique de l’époque : Dieu serait davantage à considérer comme une fin, un oméga vers lequel tendent l’énergie et la puissance créées mystérieusement par un alpha et qui animent toute chose. Ce retournement, dans lequel esprit et matière sont liés et se perpétuent éternellement dans des figures diverses, constitue un basculement mystique pour Pierre Nothomb, qui en exprime originalement les potentialités dans ses derniers poèmes.
Religieusement, les éléments de ce nouveau rapport à la nature ressembleraient moins à la résurgence d’un certain « paganisme » qu’à l’élaboration littéraire d’un « christianisme enraciné et cosmique ». Mais sur ce sujet, parmi tant d’autres liés à des aspects méconnus de ses œuvres et de l’évolution de sa pensée, les débats n’attendent que de s’ouvrir et s’annoncent passionnants.
En 1966, selon ses dernières volontés, le chantre de la nature et des arbres est enterré en contrebas de son château, dans un tombeau qu’il s’était fait construire sur les rives de l’étang et à l’orée de la forêt tant aimée et méditée.
Pierre Nothomb est le père de l’écrivain Paul Nothomb et du ministre d’État Charles-Ferdinand Nothomb, le grand-père de l’ambassadeur Patrick Nothomb et l’arrière-grand-père de la romancière Amélie Nothomb.
* Pierre Nothomb prononçant un discours lors de la première bénédiction de la Forêt à Habay-la-Neuve en 1937. Centre d’archives et de documentation du CPCP, Louvain-la-Neuve, collection photographique Pierre Nothomb, photo n° 24 (reproduction partielle).
Bibliographie sélective de Pierre Nothomb :
Poèmes : Le buisson ardent (anthologie 1957-1966), Éditions universitaires, 1966.
Romans : La dame du Pont d’Oye, Du Sorbier, 1935 et Weyrich, 2017 ; Cycle du prince d’Olzheim (1944-1960) : Le prince d’Olzheim (I), 1944 et Les Élie-Beaucourt (II), 1945, Rond-Point, sous le pseudonyme d’Henri Créange ; Visite au prince d’Olzheim (III), Rond-Point, 1949 ; Le prince d’Europe (IV), Rond-Point, 1959 et Le prince du dernier jour (V), Albin Michel, 1960.
Essai : La maison du vieil homme est comme un poème (texte autobiographique posthume), L’Harmattan, 2020.
EXTRAITS
– Aux armes ! répète Simon hissé sur une borne, ralliant un groupe. Mais il n’a besoin d’exciter personne. Bruxelles éclate, unanime ce soir, une fois encore. – Ah ! Quelle joie ! quelle joie, Speculoos, de voir ainsi la foule donner ! Allons-y… La place bout. Les courants se croisent, les rues s’emplissent de longues clameurs. L’alarme réveille les faubourgs lointains. Et voici que passe un homme portant une pioche. – Aux barricades !
Le roman de 1830 (réédition de 1950), p. 64.
– À quoi sert un glorieux destin s’il est modeste, toujours tourné vers le passé ? Il ne se justifie que s’il se réalise en grandeur, en puissance, en action !
Une part de ces mots avait en Jean-Lothaire une résonance heureuse. Mais il devinait bien que son fils s’éloignait encore. Il feignit de ne pas le sentir. […]
– Plus haut et plus profond que nous, mon Philippe, c’est […] la conservation bien vivante et visible, indéracinable, indestructible tant que nous sommes là, d’une conception nécessaire des pays d’Entre-deux, sans laquelle quelque chose, quelque chose d’essentiel, manquerait à l’Europe.
Le prince d’Olzheim, p. 55-56.
Ceux qui veulent dégager l’esprit de l’Europe sans retourner (au sens historique et même géographique de ce mot) aux sources de cet esprit, risquent de se tromper de la plus dangereuse façon.
L’Europe naturelle, p. 55.
Le hêtre
J’ai levé jusqu’à Dieu ma prière charnelle
Celle qui monte à lui avec cet arbre blanc
Ma main tremble, j’atteins le point sensible et tiède
Où le tronc lisse et dur devient un tendre flanc
Est-il arbre ? Est-il femme ? Et moi, mon Dieu que
Suis-je
Qui sens germer en moi le végétal désir
L’été d’octobre, p. 47.
J’ai fait creuser ma tombe au seuil de la forêt
J’ai fait tailler la dalle et le banc et la croix
J’ai fait planter auprès l’arbre pudique et droit
J’ai tracé le chemin de ronde, tout est prêt.
[…]
J’ai attendu le cerf débouchant du hallier
J’ai entendu son pas sur les feuilles du soir
J’ai confondu sa crainte avec mon haut espoir
J’ai trouvé avec lui la paix du Peuplier.
J’ai accepté la loi suprême du silence
Que remplit le chant plus profond des galaxies,
J’ai oublié l’éclair pour garder l’éclaircie
J’ai redouté l’absence et senti la présence.
Arbres du soir, repris dans Le buisson ardent, p. 155.