Gilles Hénault est un de nos grands poètes. Pour souligner le centième anniversaire de sa naissance, on vient de faire paraître une vaste rétrospective de l’œuvre poétique1. Près de 400 pages, dont plus d’une centaine de textes inédits.
Né le 1er août 1920 à Saint-Majorique, Gilles Hénault a été journaliste, syndicaliste et directeur du Musée d’art contemporain de Montréal.
En 1946, il fondait, avec Éloi de Grandmont, « Les cahiers de la file indienne », une superbe collection de poésie (très recherchée par les collectionneurs) illustrée par des artistes tels qu’Alfred Pellan, Charles Daudelin et Jean-Paul Mousseau.
En 1972, il obtenait le Prix du Gouverneur général. En 1993, le prix Athanase-David pour l’apport majeur de son écriture. En 2011, il était nommé Grand Artisan de la Révolution tranquille par le gouvernement du Québec.
Il est décédé le 6 octobre 1996.
Quelques années plus tard naissaient les éditions Sémaphore. Il convient de souligner le travail exemplaire et amoureux de sa fondatrice, Lise Demers. Compagne de Gilles Hénault, elle continue de faire vivre les textes du poète.
Avec la publication de Signaux pour les voyants. Poèmes 1937-1993, nous nous retrouvons devant l’œuvre d’une vie. Mais nous assistons également à l’évolution d’une vie mise en œuvre. On remonte à la source. Nous refaisons, avec le poète, le chemin d’une écriture plurielle et très diversifiée.
Dans l’esprit parfois fantaisiste qui a caractérisé une partie de sa production (plusieurs ont en mémoire sa fameuse lecture lors de la Nuit de la poésie de 1980), je propose de faire un survol, évidemment trop rapide et incomplet, de l’homme et de l’œuvre sous la forme d’un abécédaire pour Gilles Hénault.
A pour autodidacte : Dans le texte liminaire de l’anthologie, Gilles Hénault se présente ainsi : « Très tôt, l’adolescence ouvre des portes secrètes sur la vie. Ce fut mon cas, car je suis né dans une famille relativement modeste et mes études se sont terminées brusquement à l’âge de dix-sept ans. Je suis donc en partie autodidacte. Mon apprentissage de la poésie n’est pas séparé de celui de la vie. C’est pourquoi beaucoup de thèmes qu’on y trouve sont des retours à l’expérience vitale. Chaque adolescent redécouvre le monde à sa manière ».
C pour cri : Évoquant son « art poétique », Hénault écrit : « Pour moi, la poésie est de l’ordre du cri, un cri modulé, bien sûr, mais qui ébranle tout le psychisme, qui fait vibrer toutes les cordes d’une sensibilité subconsciente et qui met à nu des mécanismes insoupçonnés de l’intelligence ».
E pour éditions Sémaphore : Fondée en 2003, cette maison d’édition publie des œuvres à caractère social, politique et philosophique. La directrice, Lise Demers, accorde une place particulière à l’œuvre de Gilles Hénault. Le nom de la maison fait d’ailleurs référence à la suite poétique « Sémaphore ». « Un des plus beaux poèmes de la littérature québécoise », affirme Jacques Brault.
Il faut absolument visiter le site Web de l’éditrice. On y retrouve un important dossier intitulé « Gilles Hénault, grand artisan de la Révolution tranquille, 100 ans, 100 regards ». On découvreavec émotion les multiples aspects de la vie et de l’œuvre à l’aide de documents d’archives inédits et de témoignages de créateurs et de créatrices de tous les horizons. Nous avons accès à des documents sonores issus des archives de Gilles Hénault. Et c’est absolument fascinant à explorer. On entend, par exemple, Michel Garneau, Madeleine Parent, Marcelle Ferron, Gaston Miron, Dyne Mousso et Patrick Straram le Bison ravi.
H pour Philippe Haeck : Une éclairante préface, signée par Philippe Haeck, inaugure l’anthologie. Camarade d’écriture de Gilles Hénault et auteur d’un essai marquant du début des années 1980, Naissances. De l’écriture québécoise, Haeck dresse le portrait d’un homme engagé dans l’expérience de vivre. Il décrit ainsi son ami : « Voyageur, traducteur, socialiste, poète, père, journaliste, citoyen, ami, amateur d’art contemporain, amant, ça fait pas mal d’hommes dans un homme ». Plus loin, Haeck ajoute : « Je me demande qui lui ressemble aujourd’hui, quel jeune homme, quelle jeune femme lisent presque chaque jour pour sentir, étudier le monde dans lequel nous vivons ».
L pour langue : Gilles Hénault n’a pas écrit deux livres semblables. Il était de ceux qui cherchent une forme nouvelle à chaque publication. Philippe Haeck, dans la préface, énumère différentes approches : « Il joue librement avec la langue, expérimente toutes sortes de formes – allégorique, brève, décousue, éloquente, engagée, érotique, fantaisiste, grave, humoristique, improvisée, ironique, lapidaire, légère, limpide, lyrique, parodique, serrée ».
P pour prix Athanase-David : Le 28 novembre 1993, Gilles Hénault recevait le prix Athanase-David, la plus haute distinction littéraire remise par le gouvernement du Québec.
Nous sommes trois ans avant son décès, il commence à être atteint de la maladie d’Alzheimer et oscille entre des moments de lucidité et d’absence. À l’époque, on diffusait en direct la remise des Prix du Québec sur les ondes de Télé-Québec. Je me souviens très bien de mon émotion à l’écoute de la lecture de « Miroir transparent ». On aurait dit le chant fragile d’un oiseau. Il n’avait pu terminer lui-même sa lecture. Comme s’il donnait, dorénavant, ce rôle à ses lecteurs.
S pour six : En plus de cinquante ans, Gilles Hénault aura écrit six recueils de poèmes. En comparaison avec certains « fabricants » de poèmes, cela peut paraître bien peu. Mais le temps de la poésie (celui qui compte vraiment) a fait de ces six petits livres une œuvre qui est une demeure pour chacun de nous. Rappel des titres : Théâtre en plein air (1946), Totems(1953), Voyage au pays de mémoire (1959), Sémaphore (1962), À l’inconnue nue (1984) et finalement À l’écoute de l’écoumène (1991).
Z pour zone tempérée : Pour le simple plaisir de terminer avec la lettre Z, mais aussi parce que cela permet de conclure ce bref abécédaire en lisant un extrait de « Zone tempérée », un des nombreux inédits de l’anthologie : « On marche dans la rue / pleine de débris on marche / débridé dans la nuit / Vers quel but tard / dans la nuit vers nulle part / qui se trouve au coin / de la rue et qui salue / ceux qui ruent au coin / de la rue comme des chevaux perdus. // C’est là que j’ai vu ton visage perdu / tes signaux éperdus ».
Les poèmes de Gilles Hénault sont des signaux d’amitié, de fraternité, de détresse parfois, pour celles et ceux dont les yeux s’ouvrent avec la lecture. Hénault les appelle les « voyants ». La publication de son œuvre poétique complète est l’occasion d’aller à la rencontre de cette parole qui nous fait signe. Il faut répondre « présent ».
1. Gilles Hénault, Signaux pour les voyants. Poèmes 1937-1993, Sémaphore, Montréal, 2020, 384 p. ; 44,95 $.
EXTRAITS
L’amour est plus simple qu’on le dit
Le jour est plus clair qu’on le croit
La vie est plus forte que la mer
La poésie coule dans la plaine
où s’abreuvent les peuples.
L’absence est glacier
L’hiver de l’amour nous fait un cœur très sec.
Mais que viennent deux ou trois flèches de soleil
Un seul printemps debout sur la montagne de neige
Et refleurira la simplicité des mains sur les tempes
des doigts entrelacés au-dessus des ruisseaux du cœur.
« Miroir transparent », p. 112.
L’attente d’un beau jour
Fait oublier la vie.
Le regard n’est plus dans l’air qu’un ruisseau desséché
La douleur stridente brûle à petit feu
La lampe irradie le plus secret sourire :
Celui qui se traduit par une main coupée
Dans les hiéroglyphes du rêve.
« Feu sur la bête-angoisse », p. 51.
Je suis de ceux qui acceptent
La lumière et la nuit de nos pauvres années
Je suis de ceux qui lisent
L’ombre de nos mains sur nos actions futures
Je suis de ceux qui parlent
La bouche pleine d’une amère certitude
Je suis de ceux qui voient
Les sortilèges de la terre dans le regard des femmes
Je suis de ceux qui peignent
Les chevelures des comètes
Je suis de ceux qui savent
Que le miracle est dans l’homme
Car j’ai cueilli mes plus belles fleurs aux givres
Fleurs de lucide raison
Où la lumière est prise au piège.
«Voici venir le temps », p. 90