Tu dis que le rêve n’a pas d’introduction ?
Le 4 avril 2021. Aujourd’hui mon frère est mort. Je sais, cela ressemble à une célèbre phrase. Voici quand même un court hommage pour un homme sage qui ne faisait que passer… tout comme mon ego toujours à zéro s’égosillant un peu trop. Avant de trépasser, mon frère aîné pensait à moi dans des moments chargés d’ombres et d’essoufflements.
Il vivait un rêve perpétuel, le seul qui ne fait jamais souffrir quand nous quittons la réalité en beauté, sans râlement ni achèvement. Mais un magnifique rêve de confort pour celui qui a connu toutes les luttes, toutes les chutes. J’ai vécu aussi ce rêve perpétuel, il y plus de trente ans, pour m’éveiller encore une fois à la vie.
Avant son décès, je l’ai fait rire, mon frère, avec la lecture désincarnée de ma poésie intemporelle. Rire avant de mourir, n’est-ce pas merveilleux ?
Aujourd’hui mon frère est mort. Ainsi ses derniers mots s’ajouteront aux miens, et ces mots iront rejoindre le réservoir des paroles souveraines vibrant dans l’infini et éternel champ quantique de l’univers. Dans l’agonie de mon frère, j’ai vu mon passé à décomposer, à composter. Puis la mémère noire de ma mémoire n’arrêta pas de jaspiner sur le souvenir de quelques drogues licites. Pis icitte, je m’explique.
Tu dis que le rêve n’a pas de développement ?
Au début des années 1990, j’étais malade. Encore une fois. Comme toute l’humanité, d’ailleurs, à des degrés divers. Gravement malade à la suite d’une autre trahison de minables miens et d’un vague ami précambrien. L’écœurite aigüe et l’épuisement suivant, un certain désespoir gela le champ de ma conscience, occulta ce qu’il en restait. Et ce champ était saturé de chiens sales et de chiendent entre médisances et calomnies. Bref, j’avais un problème avec ma couche d’ozone. Bref, je me tenais après la porte du cimetière pour ne pas tomber dedans.
Malgré mon délabrement psychologique, j’écrivais toujours. Furieusement. J’étais en acting out, oui, en acting out d’autolyse. Et la réalité se résumait à mon banal métabolisme sur fond de seule conservation, car la reproduction m’avait quitté depuis longtemps, perdue dans des amours aléatoires jamais parfaitement partagées. Mes rêves blanchissaient. Mais j’écrivais. J’écrivais L’échelle des êtres, cette fois-ci et seulement cette fois-ci sous l’influence d’un étrange cocktail lytique.
Cette pharmacopée légale m’a alors permis de traverser le pire moment de ma vie. J’écrivais surtout la nuit, l’obscurité occultant les plaies ouvertes et l’affreux spectacle de la lèpre d’autrui. C’est ainsi que je remarquai, un certain samedi soir, peu avant minuit, à la lucarne de ma chambre de bois, une jeune femme en train de regarder la pièce éclairée qui me servait de bureau. Elle m’observait sous le lampadaire, face à ma propriété. Elle se tenait là, sans bouger. J’ai pensé qu’elle venait de la discothèque hallucinante du Château blanc de Saint-Éphrem-de-Beauce qui, à l’époque, drainait les hormones de la jeunesse. J’en conclus qu’elle était givrée, tout comme moi. Dix ans plus tard, cette jeune femme allait changer ma vie et détruire la sienne.
Cherchant réponse à mon minable malheur, je fouillai dans ma bibliothèque d’Alexandrie pour y trouver trois livres qui m’accompagnèrent tout au long de ma longue et douloureuse rémission, rémission que je ne voulais pas transformer en… démission. Oui, j’écrivais L’échelle des êtres entre la fureur et le rêve, tout en relisant ces trois livres qui me permirent de relativiser la blessure infligée à mon pauvre petit moi. À savoir Le champignon sacré et la croix de John M. Allegro, Connaissance par les gouffres d’Henri Michaux et Les portes de la perception d’Aldous Huxley. Dans ces derniers livres, je trouvais enfin matière à rêves et… quelques réponses partielles et partiales à mon délabrement psychologique.
Dans Le champignon sacré et la croix, Allegro affirme que les trois religions du Livre descendraient d’un culte de la fertilité remontant à la civilisation sumérienne, sur fond d’adoration d’un champignon sacré, l’Amanita muscaria. Selon Allegro, toutes les grandes religions reposeraient au départ sur l’absorption de drogues sacrées favorisant la rencontre des divinités. C’était un moyen naturel de régénération spirituelle. Cette drogue possédait le pouvoir de transformer les humains et de leur apporter un aperçu des mystères d’un univers troublant et… troublé.
Avec les drogues sacrées, il ne s’agit pas d’amplifier l’insignifiance, d’exciter les sens communs ou d’accumuler les signes aléatoires comme autant de singeries imitant les dessous légers de la réalité. Car la réalité toute terrestre n’est pas la surréalité, mais une énergie platement précipitée et consolidée à l’échelle du temps de Planck.
Comme je potassais déjà l’œuvre de Michaux, je retrouvai le rêve parfois pur dans son Connaissance par les gouffres, où je relevai son étrange lucidité quand il constatait que « les drogues sont faites pour violer le cerveau », partant la froide conscience objective visant la réalité patentée à laquelle le quidam se rattache sans trop y croire. Oui, Michaux, je sais qu’« il y a un appel de l’infini », mais à cet appel, l’infini ne répond jamais, trop occupé à fuir à toute vitesse aux confins de l’univers tandis que nous restons là avec nos pauvres prestations oniriques. Et puis, quand tu écris qu’« être vivant, c’est être prêt », je me demande bien à quoi quand le rêve ne mène jamais à un nouveau bonheur vrai, quand le rêve ne sert qu’à retarder la réalité. Oui, Michaux, toute cette affaire relève d’un « misérable miracle ». Pour qu’à la fin : « On ne s’évade pas de l’espèce ». Alors, le rêve sert à quoi ? À occulter le minable prédateur que la nature a instrumentalisé dans chaque espèce vivante ?
Puis Les portes de la perception d’Aldous Huxley vint compléter le tableau des rêves écrus que je travaillais de toutes mes pauvres forces oxydées. Oui, Huxley, tu as raison d’écrire : « Je continuai à regarder les fleurs, et dans leur lumière vivante, il me semble déceler l’équivalent qualitatif de la respiration ». Oui, Huxley : « Toutes choses sont perçues comme étant infinies et sacrées », même si « la plupart de ceux qui prennent de la mescaline n’éprouvent que la partie paradisiaque de la schizophrénie ». Enfin, quand tu avances que « le but ultime de la vie humaine, c’est l’Illumination », cela sonne tellement vrai. Par contre, quand elle n’est pas consolidée par un réel créé à notre juste démesure, l’illumination se révèle… illusion, une perte de temps hors du temps ordinaire.
Ai-je trouvé matière à rêves neufs dans ces trois livres ? À vrai dire non, car les rêves ne s’accomplissent jamais quand ils ne sont pas les nôtres. Malgré ma déception, ces livres m’amenèrent ailleurs, en équilibre précaire entre la rude réalité de mes calories en train de se consumer et mes visions plus ou moins objectives.
Trop fragile est notre cerveau soumis à trop de stimulations quand fatigué des simulations. Il est à la merci de la vie défectueuse qui le tente avec une gamme infinie d’illusions plus ou moins efficaces, surtout quand le vrai bonheur n’est jamais au rendez-vous. Aucune drogue naturelle ou de synthèse ne peut transporter le corps ailleurs que dans sa propre inertie. L’esprit s’évade, certes, mais toujours ramené à la réalité rugueuse où le temps gangrène les heures. À la fin, je voyais des simulacres de la réalité, aléatoires et dérisoires.
La drogue n’ouvre pas sur d’autres univers. Elle ne permet jamais d’y vivre vraiment et pleinement, ni de corps, ni d’esprit, car elle s’appuie sur du temps, rien que du temps emprunté. Dans le rêve artificiel, tout luit, tout séduit et tout, finalement, nous éconduit ; on ne peut jamais étreindre le temps, ni l’éconduire parce que nous sommes mortels, trop mortels pour mériter la vie éternelle, trop mortels pour être vrais. Car l’univers dissipe l’énergie en la volant à la vie, cette pure énergie pourtant nécessaire au défrichage du sentier nous menant au véritable inconnu, là où se trouvent les rêves vrais, loin de l’évolution tordue de notre conscience.
Quand il y a trop de réalité, il faut devenir un rêve dans un instant qui se déguise parfois en éternité. Oui, j’étais dans un temps où je voulais en finir, mais un temps qui ne voulait pas en finir avec moi parce qu’il ne laissait jamais place à la paix que j’appelais de mes prières profanées. J’étais brisé mais toujours plein de visions fractales. Je ne voyais que des humains vaquant aux éternelles tentations terrestres, appelant la matière devant laquelle ils s’agitaient bêtement. Mais sans le rêve, on ne peut modifier la matière, ni révéler d’autres réalités occultées par nos sens étriqués. Et le rêve m’ennuie quand il n’est pas réalité.
Sommes-nous heureux quand nous ne rêvons pas hors de l’ornière commune ? On n’échappe pas au strict minimum nécessaire pour alimenter le métabolisme de base de nos corps condamnés à brûler des calories, car toute vie obéit aux terribles lois de la thermodynamique, lois auxquelles rien ni personne ne peut échapper, pas même l’univers. Et c’est pour cette raison que l’univers se fuit à toute vitesse pour aller se perdre ailleurs. Oui, ailleurs. Et c’était mon cas, à l’époque. Et c’est toujours le cas au moment d’écrire ces lignes. Oui, fuir, avec une élégance fascinante.
Il n’est pas nécessaire de rêver pour simplement… exister. Souvent le rêve nous fatigue quand la vie ne signifie rien au-delà des nécessités. Alors nous restons là, entre utopies et drogues plus ou moins sacrées, à essuyer les traînées de sang et les traces de graisse de notre histoire. Tout ça pour obéir aux deux lois fondamentales de la vie qui consistent à se conserver et à se reproduire. Et le rêve n’est pas nécessaire à l’observance desdites lois.
Avec les drogues, il faut dépasser l’insignifiance du détail, ou plutôt rassembler les détails pour en faire une nouvelle représentation onirique permettant d’exister davantage sans rompre avec la réalité. Mais un problème demeure : le rêve s’épanouit seulement après la mort. Il se fond alors dans les réalités universelles contenues dans l’éternel champ quantique.
Cependant, avant de rêver, il faut au préalable une vision, et non une banale consommation de signes, de sens ou de singeries. Malheureusement, dans notre inculture occidentale en voie d’oxydation, il n’y a plus de rêves, seulement des images évanescentes et vulgaires, des chairs en jachère et des éclairs éphémères, du sexe déjanté et des drogues minables, avant de se noyer dans l’océan des insignifiances collectives. Car nous avons oublié la consommation rituelle et spirituelle de drogues sacrées. Aujourd’hui, sans une pure et sainte élévation de soi, il n’est plus possible de s’envoler vers les étoiles, seulement de planer au-dessus de tristes corps en accord avec le cycle aliénant de l’usage et de l’usure.
Oui, tout est question de visions, mais l’humanité crève toujours avant de vivre les rêves vrais.
Alors pas de conclusion ? Ben, c’est pas faux !
La poésie permet-elle d’émerveiller au-delà de la réalité ? Le hasard sacré peut-il contraindre la réalité à se dissoudre dans le rêve ? Oui, il faut ramener le ciel au sol. Et dans ce futur ciel terrestre, nous rangerons non pas les accessoires du rêve, mais les nécessités de la vie éternelle sans comptes à rendre à des dieux tutélaires ou à des croyances vulgaires, vulgaires parce que soumises au sol avant de se fossiliser. Certes, de la terre nous sommes issus, mais nous ne sommes pas obligés de toujours y revenir.
La poésie génère-t-elle des fractales qui fracturent la réalité sans perte d’énergie vitale ? Nous sommes tellement vulgaires dans l’usage comme dans l’usure… sans jamais nous arrêter dans nos rêves vrais comme dans nos mots beaux.
Si nous voulons échapper à la réalité, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas faite pour la conscience, qu’elle est une prison obligatoire et… temporaire. Mais le rêve est aussi temporaire, et comme il est temporaire, eh bien, il est vulgaire. En conséquence, il n’existe rien de sacré dans le rêve. Et la pérennité n’est pas de ce monde toujours occupé à dilapider l’énergie créatrice.
Enfin, le rêve vrai fait peut-être partie intégrante du silence… de ce solide silence qui comble le vide de la vie toujours aux prises avec les lourds faits divers de l’univers.