Il y a maintenant dix-huit ans de cela, Nuit blanche consacrait un article à Christian Bobin1, dont les livres commençaient à rejoindre un public de plus en plus large, tout en essuyant parfois de sévères critiques.
Le dénuement et la quête spirituelle qui prévalent dans la démarche de Christian Bobin depuis ses tout premiers titres avaient laissé certains critiques dubitatifs, voire récalcitrants à ses propositions. L’air de flûte qui éclaire secrètement l’écriture de Christian Bobin, comme le souligne Lydie Dattas qui signe la préface, n’eut pas l’heur de plaire à tous. Certains associaient cette musique à de l’angélisme. Disons-le sans détour, aux yeux de plusieurs, Christian Bobin était un écrivain régional. Pour un public averti, donc forcément restreint. On se passait ses livres de main à main, entre lecteurs élus. Puis, Jean Grosjean, lecteur chez Gallimard, accueillit La part manquante2 dans les rangs de la prestigieuse maison, et la communauté de lecteurs s’agrandit passablement. Plusieurs titres se succédèrent ; plusieurs ont été primés. D’écrivain régional, Christian Bobin acquit le statut d’écrivain reconnu. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un éditeur consacre à son œuvre un ouvrage qui en retrace la genèse. L’arrière-pays de Christian Bobin3 nous propose un éclairage intime de l’œuvre qui continue de se déployer et de multiplier les échos qu’il entretient d’un titre à l’autre. L’ouvrage, qui contient plusieurs photographies, illustrations et extraits manuscrits des carnets de l’auteur, retrace l’enfance de ce dernier au Creusot, ses relations familiales, ses années d’apprentissage, ses lectures, ses interrogations et ses doutes, ses amitiés, ses goûts musicaux et picturaux, bref tous les aspects de sa vie qui trouvent écho dans ses écrits. À la fois hommage et clé de lecture d’une œuvre singulière qui regroupe déjà une soixantaine de titres.
Revenons sur l’article paru en 2003. « On pourrait recenser les livres selon l’embarras d’en parler » y déclarais-je d’entrée de jeu, reprenant une citation extraite de La part manquante, premier titre à avoir connu un succès auprès d’un large public. Ce même embarras ne semble pas avoir gêné Dominique Pagnier, auteur de l’ouvrage qui repose sur le parcours personnel de l’écrivain. Le début se présente presque comme une enquête journalistique. Dominique Pagnier retrace le parcours ouvrier des parents et des grands-parents de Bobin dans l’univers sidérurgique du Creusot du milieu du XXe siècle. Là où ces derniers forgeaient l’acier, écrit Pagnier, Christian Bobin apprendra à forger des phrases. Et d’ajouter, citant Bobin, les années de guerre étant encore vives à la mémoire, que ce dernier était né dans un berceau en forme de demi-obus. Pour justes que soient ces métaphores, elles teintent d’emblée notre lecture d’une intention déclarée de rapprochement recherché entre la vie et l’œuvre, et force est d’admettre que ce rapprochement n’enrichit pas nécessairement notre connaissance de l’œuvre, bien au contraire. Là où la magie de l’écriture opère, les explications données pour lever le voile sur les sources d’inspiration en affaiblissent le plus souvent la portée. Lorsque disséquées et mises à nu, la légèreté et la gaieté perdent de leur pouvoir d’enchantement. En s’appuyant sur des extraits de l’œuvre, et tout en respectant la chronologie des parutions, on remonte ainsi le cours du temps, des années d’apprentissage aux années de reconnaissance, en révélant au grand jour les sources d’inspiration. Comme s’il s’agissait d’indices semés tout au long du parcours.
On apprend ainsi que Christian Bobin, enfant agoraphobe pour qui l’école représentait un univers d’incompréhension, vivra longtemps en compagnie de ses parents dans une maisonnette située au 20, rue du Quatre-Septembre. La relation avec son père s’avère chaleureuse et affectueuse ; celui-ci lui offrira Les illusions de Rimbaud lorsqu’il se rendra compte que la littérature représente tout pour son fils. Les liens qu’il entretient avec sa mère demeurent plus secrets, voire énigmatiques. Cela a peut-être à voir avec la présence de la grand-mère maternelle, source de tension familiale, qui sera plus tard internée dans un asile pour aliénés. C’est sans doute ce qui l’amènera à comparer la cellule familiale à un bunker ! De ses frères et sœur, peu de choses sont portées à l’attention du lecteur. On apprend par la suite que Christian Bobin a enseigné le catéchisme durant deux ans, qu’il étudiera la philo à Dijon, où il se liera d’amitié avec Laurent Debut qui éditera son premier livre4 sera aide-infirmier pendant dix jours dans un hôpital psychiatrique avant d’être remercié après qu’on lui eut reproché d’être trop proche des malades. Il travaillera enfin, à l’instar de Borges, dans une bibliothèque avant d’accepter un poste à mi-temps à l’Écomusée du Creusot, qui veut valoriser le patrimoine sidérurgique de ce coin de pays. Même s’il trouve quelque intérêt dans ce dernier poste, tout travail rémunéré ne représente que mensonge et perte de temps aux yeux de Bobin, qui écrira dans Souveraineté du vide : « [J]e suis, comme tout un chacun, soumis à ce mensonge obligé d’un travail, à cette considérable perte de temps, de vie ». On peut toutefois penser que certains mensonges ont moins porté à conséquence que d’autres dans son parcours.
La section consacrée à celle qu’il nommait sa sœur de lait est au cœur de plusieurs titres que publiera Bobin, dont L’inespérée, Isabelle Bruges, son premier roman, et La plus que vive. Figure phare dans l’œuvre de Christian Bobin, Ghislaine Marion incarne la fascination, l’idéalisation de ce dernier pour la figure maternelle. Mère de trois jeunes enfants, Ghislaine vient en quelque sorte combler la perte de la mère de Bobin. « Les adeptes de la psychologie des profondeurs, écrit Dominique Pagnier, diront qu’il y a dans cette fascination pour la figure maternelle la réponse à un manque affectif de la petite enfance. » Qu’on soit ou non adepte des analyses psychologiques, tout concourt à nous proposer cette lecture. On comprend mieux l’atterrement de Christian Bobin lorsque Ghislaine est emportée par une rupture d’anévrisme. S’ensuivra une période difficile durant laquelle les critiques jugeront sévèrement les parutions qui suivront, ce qui amène l’auteur du présent livre à écrire : « Il semble que Ghislaine ait emporté avec elle la densité aveugle qui caractérisait les livres de Bobin jusqu’alors ». Ce qu’il ne nous appartient toutefois pas de juger dans le cadre du présent article.
Les liens incessants entre la vie et l’œuvre de Christian Bobin finissent toutefois, comme nous l’avons souligné, par porter ombrage à l’œuvre elle-même. Comme l’écrit Bobin, « l’écriture est un commerce entre la vie et la mort ». Le dire, en recourant à des formules fulgurantes dont il a parfois le secret, suffit amplement à inviter le lecteur à se faire sa propre idée, à créer ses propres liens à partir de son expérience personnelle. L’œuvre de Christian Bobin mérite qu’on s’y attarde, voire qu’on y revienne parce qu’elle ne se livre pas toujours à la première lecture. Mais à trop vouloir sonder chaque recoin de l’arrière-pays, le voyageur n’en retire souvent qu’une impression tronquée.
1. « Christian Bobin : Écrire, seulement », Nuit blanche, no 78, juin 2003.
2. La part manquante, Gallimard, 1989.
3. Dominique Pagnier, L’arrière-pays de Christian Bobin. Les êtres, les lieux, les livres qui l’inspirent, préface de Lydie Dattas, L’Iconoclaste, Paris, 2018, 295 p. ; 39,95 $.
4. Lettre pourpre, Brandes, 1977.
EXTRAITS
Si l’œuvre de Bobin est parfois critiquée, c’est parce qu’elle révèle au monde sa futilité. Raillé par des critiques qui parlent de « sa petite voix stupide » ou recommandent de le mépriser, il rit de bon cœur quand on le traite de « ravi de la crèche », disant : « C’est trop d’honneur, je suis seulement l’âne ! »
p. 114
À partir du Très-Bas et d’autres livres, les tirages et les prix ont donné l’image d’un écrivain plus populaire, image qui ne correspond plus aux attentes de sa chapelle. On lui a aussi reproché de trop écrire, de trop publier. S’il écrit tant, ce n’est pas pour garnir plus qu’un autre les tables des libraires, mais pour ne pas mourir.
p. 185
Le rire de Bobin a un accent creusotin, c’est peut-être le seul rire creusotin qui existe, et à ce propos il serait bon qu’un jour on en notât les modulations, l’intensité et les harmoniques. Celui-ci fonctionne comme une métallurgie. Ça commence normalement, puis ça chauffe, très vite ça rougit…
p. 260
Quand le malheur sera mort, nous irons nous promener sans plus jamais dormir.
p. 245