Plus jeune, dans le secteur Sainte-Foy, j’ai lu des tonnes de choses inutiles : des Archie’s en passant par les articles du Reader’s Digest que je dévorais avec avidité, les Fantômette et les livres du Club des Cinq qui dormaient sans faire de bruit dans la bibliothèque de ma grande sœur, les livres de mes parents qui prenaient lentement la poussière : Shogun de James Clavell, Les enfants de la terre de Jean M. Auel, une grande partie de la collection des Bob Morane, des bouquins tout jaunis, parus chez Marabout Junior, accumulés par mon père alors qu’il n’était qu’un très jeune homme. Arthur Rimbaud, dans la collection de la Pléiade, un exemplaire que j’ai vraiment très mal traité au fil des ans, un livre qui n’a plus de jaquette, surligné un peu partout en jaune fluorescent, désormais perdu quelque part avec les livres de Michel Garneau et de Leonard Cohen qui somnolent à la cave.
Puis, j’ai succombé aux goûts littéraires de ma mère : Dostoïevski, Soljenitsyne, Tolstoï.
C’est à cette époque que j’ai entrepris la lecture de La peste de Camus, le livre que je lis, oh très lentement, depuis plus de 30 ans.
Pourtant, au cours de mon adolescence, j’avais lu Le mythe de Sisyphe, j’avais lu L’étranger, et toute une série de livres dont nous discutions souvent le soir entre amis, au cimetière où repose René Lévesque. Nous étions étourdis, fiévreux, mais enjoués. Certains parlaient de Papillon d’Henri Charrière, du Seigneur des anneaux, d’autres s’étaient épris de Hermann Hesse ou de Stefan Zweig.
À cette époque, on s’abreuvait encore au même point d’eau que nos parents, juste avant qu’on tombe sur Lemeilleur des mondes de Huxley, avant la découverte implacable, inoubliable, totalement subversive, que constituait Orwell. Vinrent ensuite, bien sûr, Poe, Maupassant et Bierce.
J’ai découvert mon exemplaire de La peste dans une malle située sous l’escalier de la cave, avec les patins à glace qui ne sortaient presque jamais de là, même en hiver, un vieux coffre tout cabossé, rempli en majeure partie de décorations de Noël, posé près du chauffe-eau, dominé par un crucifix aux origines inconnues. C’était un livre aux pages défraichies, gondolées, aux coins cornés, un livre plein de promesses si je me fiais à la quatrième de couverture.
Je l’ai ouvert, j’ai lu une page. L’année suivante, peut-être deux ou trois, difficile à dire.
L’année d’après, oh, sans doute quelques paragraphes à peine. J’adorais la prémisse de cette histoire, le choc des mots, le rythme, mais le bruit monstrueux des camions sur l’autoroute Henri-IV, juste à côté, gênait ma concentration, le bruit des gamins qui prenaient feu en escaladant les pylônes d’Hydro-Québec sans s’être assurés que les fils étaient hors tension. Ils flambaient dans la nuit, leurs cris avaient des allures de sifflets de train.
Mes années de cégep ont emporté au loin mes lectures personnelles pour m’en imposer d’autres : Michel Tremblay, Dany Laferrière, Félix Leclerc, Gilles Vigneault. Plus tard, j’ai compris l’erreur que j’avais commise en les rejetant sans équivoque, les lectures imposées étant, dans mon esprit, forcément mauvaises. Non ?
Parfois, le soir, je tentais de lire quelques paragraphes de La peste. Dehors, les soldats provenant de la base de Valcartier avaient été déployés pour faire la guerre aux trèfles à quatre feuilles, pour aider les gens à enrayer la croissance des pissenlits sur leurs pelouses. On jouait du lance-flamme, de lourds camions blindés circulaient dans les rues de la banlieue jour et nuit.
Enfin installé au centre-ville, c’est par mon travail en librairie que j’ai pu renouer avec la littérature d’ici, grâce au Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin, un livre qui demeure tout simplement magnifique, avec La mort de Mignonne de Marie Hélène Poitras, une œuvre qui tient solidement la route à ce jour, avec la découverte séismique de Nelly Arcan.
C’est par elle que j’ai reçu mes premiers chocs électriques, mes premières décharges, chargées d’un courant presque trop fort, c’est par elle que j’ai compris ce qu’était une descente aux enfers, cette chute qui survient juste avant une sublime ascension, une montée en ligne droite. Je me disais à l’époque, malgré les préjugés qu’on cultivait à son égard, son accent unique, sa personnalité publique qui en agaçait certains, que la France ne l’avait pas repêchée pour rien. Je lui ai d’abord accordé un coup d’œil timide, suis devenu pratiquement instantanément un disciple, un fervent dévot, l’ai suivie toute sa vie. Il m’arrive encore de me demander de temps à autre : et si Nelly, maintenant ? Que ferait-elle ? Qu’en dirait-elle ? Enfin, bref.
Le soir, dans mon trois et demi du quartier envahi par les fourmis charpentières, je tentais de lire mon vieux livre de Camus, mais j’avais souvent du mal. Les policiers effectuaient des descentes chez les revendeurs de billets de La Poule aux œufs d’or, s’en prenaient aux campements des manifestants du Sommet des Amériques, juste sous les bretelles de l’autoroute.
Sur ma longue table de travail, j’étendais la bonne dizaine de livres que je me promettais de lire simultanément comme une sorte de Bobby Fischer de la lecture : le dernier Carlos Fuentes, Umberto Eco, José Saramago, Sylvain Trudel, David Peace, Dave Eggers, Gabriel García Márquez, Milan Kundera.
J’y arrivais en partie, en partie seulement, mais je confondais les styles, les intrigues, alors je devais, pour conseiller la clientèle, me fier à la quatrième de couverture ou aux critiques lues dans la presse.
Lorsque, après plus de quinze ans dans le métier, j’ai quitté le domaine de la librairie, mon exemplaire du livre de Camus était encore à portée de main.
Près de chez moi, on s’efforçait de disperser les manifestants qui réclamaient le retour des Nordiques à grands coups de répulsif à ours et de tirs de marrons au lance-pierre.
J’ai volé à Stéphane, mon ancien collègue, un libraire de métier et un poète consacré, l’expression « le livre que je ne lis pas depuis le plus longtemps ». Le livre qu’on ne lit pas depuis longtemps.
Il existe également une foule d’ouvrages que je n’ai jamais lus, malgré toutes mes bonnes intentions, d’auteurs à qui je n’ai pas su accorder assez d’importance. Je n’ai jamais lu adéquatement Ayn Rand. Homère, à peine. Verlaine, jamais. Michel Tremblay et Fernando Pessoa, à peine.
J’ai lu tout Vonnegut, Hemingway, Andre Dubus, Paul Auster, Yōko Ogawa ou Annie Proulx, n’empêche qu’à l’autre bout du spectre, j’ai souvent menti et je peux maintenant dire que je n’ai jamais lu Patrick Senécal, Michael Connelly, Umberto Eco, Victor-Lévy Beaulieu, John Irving, Victor Hugo ou Marie Laberge.
Je n’ai jamais lu Pearl Buck, Barbara Cartland ou David Icke, et, sans porter de jugement, je crois que je ne le ferai jamais.
La pandémie est débarquée comme un ouragan de catégorie cinq. Je souhaitais en profiter pour me replonger dans La peste. Dehors, des gens en combinaisons étanches établissaient un périmètre autour de mon quartier, on me demandait mes papiers chaque fois que je sortais faire le plein de clémentines et de thé vert.
Je me suis plongé dans ma lecture en me disant qu’elle était drôlement pertinente, plus de 70 ans après sa parution. Après quelques pages, j’ai eu le tournis, j’en avais assez. J’aurais voulu que ces quelques pages m’emmènent loin de mon quotidien, loin des événements que nous vivions tous, alors j’ai refermé le bouquin, préférant fixer le vide, tentant de faire abstraction des mercenaires à la solde de la santé publique qui déferlaient dans les rues, nettoyant la chaussée à grand renfort d’eau de Javel et de térébenthine.
Je compte toujours terminer ma lecture du livre de Camus, même 30 ans après avoir commencé.
J’ai seulement besoin d’un endroit calme, d’une pile à lire ne dépassant pas un mètre et demi de haut et d’un peu de concentration.
Peut-être à ma retraite, lorsque je vivrai à la campagne. J’arborerai une belle barbe fleurie, j’aurai peut-être les six pieds deux pouces que je compte atteindre depuis des années, mes petits-enfants viendront chasser la perdrix à l’arc avec moi dans les bois calcinés encerclant la maison.
Et le soir, je m’installerai dans mon vieux fauteuil inclinable, j’ouvrirai La peste, et je laisserai mes yeux parcourir le texte sur les pages, malgré ma cécité quasi totale.
*Charles Quimper vit dans le quartier Saint-Sauveur à Québec. Il est l’auteur du roman Marée montante, publié chez Alto en 2017, et d’Une odeur d’avalanche, également publié chez Alto à l’automne 2021. Il a écrit deux recueils de poésie : Tout explose, paru au Lézard amoureux en 2018, ainsi que La fleuve, publié à L’Oie de Cravan en 2019 dans la collection « nullica ». Il est aussi l’auteur d’un album jeunesse intitulé Sous un ciel sans plafond, paru chez Québec Amérique en 2021.